Vous ne l’avez peut-être pas remarqué en ce début d’année mais votre boulanger-pâtissier n’a pas le moral. Le président de la Confédération Nationale de la Boulangerie-Pâtisserie Française tire la sonnette d’alarme : « Nous recherchons 10.000 pâtissiers, 8000 boulangers et 3000 vendeurs. » Le Monde (13/01/2022) Mais le problème n’est pas nouveau : « En 2021, la France manque de boulangers. 9000 postes sont à pourvoir. » Ouest-France (5/02/2021). En 2020, c’était 9790 besoins de main d’œuvre. Et ainsi de suite !
Alors que se passe-t-il en boulangerie ? Serait-ce la faute de tous ces jeunes qui ne veulent plus travailler durement si elle manque autant de main d’œuvre ?
Eh bien non d’après Ouest-France : « Les jeunes ne boudent pas ces métiers. Ils privilégient même l’alternance. Le point fort de l’apprentissage est qu’ils peuvent trouver une boulangerie près de chez eux. Et ont des perspectives d’être embauchés à la fin de leur formation. » ! Et là on comprend. Le mot « perspectives » résume tout : il y a des possibilités d’embauches pour les apprentis en fin de formation mais aucune certitude ! S’ils arrivent à la fin de la formation…
Voilà une profession qui se vante d’être la première activité formatrice d’apprentis. Elle en emploie plusieurs milliers chaque année : 30 300 apprentis en 2017, 27 000 en 2019, 24 000 en 2020, 31 230 en 2021-2022, soit près d’un apprenti par entreprise et le quart de la main d’œuvre employée. Et pourtant, elle n’arrête pas de se plaindre de manquer de main d’œuvre alors qu’elle emploie plus d’apprentis qu’elle n’a de postes à pourvoir !
N’allons pas chercher bien loin les causes de ce désastre car le taux de rupture de contrat est un des plus élevés : 40 % en CAP et Bac Pro boulanger et en CAP/Bac Pro pâtissier ! Pratiquement un apprenti sur deux se voit remercié ou démissionne dans le courant de la formation ! Dans ce secteur, la production et l’employabilité immédiate prennent largement le pas sur la formation ! Ce qui engendre de gros dégâts dans la motivation d’un bon nombre de jeunes. Une véritable honte.
C’est donc cela l’excellence de l’apprentissage dont le gouvernement ne cesse de se gargariser. Mais la supercherie est loin de s’arrêter là. Elle va gagner une grande partie de la sphère politico-médiatique jusqu’à l’élection présidentielle. Les cocoricos vont fuser, particulièrement ceux sur les chiffres. Le Monde Des Artisans les résume parfaitement : « Contrats d’apprentissage : record battu ! Mercredi 12 janvier 2022, Emmanuel Macron s'est félicité du nouveau bilan de l’apprentissage. Un bilan très prometteur puisqu’il atteint un niveau historique avec près de 700.000 contrats signés sur l’ensemble de l’année 2021. » Même son de cloche de la part de la majorité des députés de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale réunie le mercredi 19 janvier 2022 pour évaluer la loi du 5 septembre 2018.
Mais votre oeil averti a bien vu l’entourloupe : le gouvernement, relayé béatement par les médias, parle de contrats et non d’apprentis, ce qui n’est pas du tout la même chose ! En effet, étant donné le nombre de contrats rompus chaque année (en moyenne 30%), le nombre d’apprentis est largement inférieur au nombre de contrats. Un apprenti licencié ou démissionnaire peut retrouver un autre contrat dans l’année (vu les primes qu’engrangent les patrons) et le tour est joué : 1 apprenti = 2 voire 3 contrats sur une année ! Et cocorico sur le nombre de…contrats !
Cette escroquerie entre apprentis et nouveaux contrats est tellement énorme que la DEEP (MEN) et la DARES (Ministère du travail) sont en total désaccord sur la publication des chiffres : alors que la DARES et le gouvernement annonçaient 525.600 nouveaux contrats en 2020, la DEEP n’affichait que 258.845 entrants (sur cursus 1, 2 ou 3 ans) !
Vous voyez la différence entre nombre d’apprentis et nombre de contrats !
L’organisme régulateur de l’apprentissage, France Compétences, apporte d’ailleurs une information de taille : il avance 660 000 apprentis pour 2020 alors que le ministère du travail donne 525.600 nouveaux contrats pour la même année. Ce qui voudrait dire que cette année-là, il n’y avait pratiquement que des entrants en apprentissage et quasiment plus d’apprentis en 2ème et 3ème année ! Ça devient du n’importe quoi !
Une autre arnaque, que personne ou presque ne dénonce, c’est celle du financement de la formation patronale avec les deniers publics. Le déficit de France Compétences, régulateur financier de l’apprentissage, est colossal : 4,622 milliards d’€ en 2020, plus 3,4 milliards en 2021 et un déficit prévisionnel de 11 milliards entre 2020 et 2023 !
Par ailleurs, les aides exceptionnelles pour les employeurs d’apprentis (5000 et 8000 €) ne cessent de grimper pour atteindre 1,626 milliard d’€ en 2022 (PLF 2022) ! Avec la justification suivante : « Cette subvention exceptionnelle apparaît à la nécessité d’assurer le financement et le développement de l’alternance. Car l’apprentissage, dans le contexte actuel, est considéré comme constituant un vecteur important d’insertion professionnelle des jeunes dans l’emploi. » (PLF 2021).
La loi Liberté de choisir son avenir professionnel de Macron-Pénicaud ayant libéré le marché de l’apprentissage, les branches professionnelles ouvrent des centres de formations d’apprentis à foison, sans aucun contrôle, le nombre d’apprentis gratuits explose…mais tous les errements du système sont pris en charge par l’état !
Énorme ! Il ne faut pas s’étonner après que l’apprentissage devienne l’excellence et la voie royale pour nombre de ces « humanistes » !
Et à ce petit jeu de l’argent public qui ruisselle sur les entreprises privées, le pompon est décroché par les milliardaires du CAC 40 qui ont sauté sur cette occasion de s’enrichir encore plus avec la main d’œuvre gratuite, sans aucune contrepartie : « Treize entreprises du CAC40 s’engagent à augmenter de 50% le nombre d’apprentis. Le document a été signé par les PDG de Carrefour et Danone, du groupe hôtelier AccorHotels et du groupe d'assurances Axa, des banques BNP Paribas, Crédit Mutuel Alliance Fédérale, Crédit Agricole, des géants de l'énergie Engie et Veolia ou encore des entreprises Korian, Orange, Schneider Electric et Sodexo. »
Le résultat : près de 100.000 apprentis recrutés dans les entreprises du CAC 40 dont 8000 chez Carrefour, 5000 chez LVMH, Engie et Orange, 2000 chez BNP Paribas et Vinci, 1000 chez Axa, 830 chez l’Oréal…Un tout petit rappel : « Le montant total des bénéfices, à l'échelle des 37 firmes ayant publié leurs résultats, dépasse 58 milliards d'euros entre janvier et juin 2021, contre 44 milliards d'euros pour la période correspondante de 2019, soit une progression de 32,9%. » (Tradingsat)
Pourquoi se priver ? Et pourquoi embaucher dès lors en CDI si la main d’œuvre précaire est offerte par l’état, sous les applaudissements de la quasi-totalité des médias, détenus par ces mêmes milliardaires ?
L’escroquerie de l’apprentissage se fonde essentiellement sur des éléments de langage et de propagande.
Dans leur grande majorité, les Français n’y voient que du feu. Quand un peuple ne va pas bien, on peut lui faire avaler n’importe quoi (ou presque), d’autant plus si on lui parle de ses enfants, de leur avenir mirifique, d’un peu d’argent qui rentre, d’excellence, d’eldorado et de voie royale ! Certes des jeunes s’en sortent de manière satisfaisante, et heureusement, mais c’est la partie immergée de l’iceberg, celle qu’on nous montre sur les cartes postales « touristiques » ! Pour le reste c’est l’omerta !!!
Vous l’avez bien compris, dans le système libéral, rien n’est trop beau pour l’apprentissage.
L’argent de l’état coule à flots, au détriment de l’enseignement professionnel sous statut scolaire et donc du service public, qui se trouve dépouillé de la taxe d’apprentissage et fragilisé de l’intérieur à travers les différentes réformes. Il a ainsi perdu 23000 élèves en 5 ans ! L’offre de formation des CFA, qui est libéralisée, s’accroit chaque jour au détriment de celle des Lycées Professionnels et des EREA. C’est ainsi que dans l’académie de Bordeaux nous avons recensé une quarantaine de CAP- dont ceux de boulanger et de pâtissier- qui ne se font qu’en apprentissage ! Comme on dit, la boucle est bouclée !
Christian Sauce et Nasr Lakhsassi