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Billet de blog 25 févr. 2022

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« L’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage »

De plus en plus utilisée, cette phrase de Chico Mendes est un mantra sur lequel il est intéressant de réfléchir. En nuances.

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Francisco Alves Mendes Filho dit Chico Mendes

Né le 15 décembre 1944 à Xapuri au Brésil, où il est mort assassiné le 22 décembre 1988, Chico Mendes est le leader militant syndicaliste le plus connu parmi ceux qui ont défendu les droits des seringueiros, les ouvriers qui recueillaient le latex dans les plantations d’hévéa en Amazonie. Ses combats pour la défense de la forêt amazonienne, et pour celles et ceux qui en vivaient, lui attirèrent les foudres d’un riche propriétaire terrien, qui commandita son meurtre.

Ce contexte historique est essentiel pour comprendre pourquoi défense de l’environnement et lutte des classes semblent « naturellement » liées. La tragédie qui s’est jouée est tout autant classique qu’insupportable : des riches qui s’en mettent plein les poches au détriment d’ouvriers exploités, d’une forêt essentielle à la survie de l’humanité, et qui se débarrassent, sans état d’âme, du syndicaliste déterminé qui tente de contrer leurs actes. Pourtant, il serait inopérant, voire dangereux, de tenter de résoudre la crise environnementale par le biais de cette lecture politique classique.

C’est la lutte finale

Il est clair que si nous ne parvenons pas à sortir honorablement de la situation dans laquelle nous nous enlisons, cette lutte sera finale. Mais fusionner sans nuance les luttes – de classes et écologiques – risque de mettre inutilement de l’huile sur le feu d’une fournaise climatique déjà prête à nous réduire en cendres.

La lutte des classes trouve l’essentiel de ses racines dans la problématique de la production. Avec cette question : qui produit quoi pour qui en échange de quoi ? Et tout ce qui s’ensuit (dans le désordre et sans exhaustivité) : la valeur dégradée du travail, l’asservissement des masses laborieuses, la confiscation de l’outil de production, les injustices sociales, l’ultrarichesse et l’ultrapauvreté, l’ultraviolence des discriminations, etc.

S’ajoute à cette tragédie la notion idolâtrée de la croissance. Toujours plus. Plus de production, plus de profits, plus de richesses, et son lot de prédations du vivant (humain et non humain), de production asphyxiante de déchets, de manipulations marketing pour inciter à consommer sans cesse et passer ainsi son temps à travailler pour pouvoir le faire. Entraînant donc toujours plus d’injustices sociales, d’écrasement du prolétariat, de violences discriminantes…

Et pour qu’il y ait de la production et de la croissance, il est essentiel qu’il y ait un accès inconditionnel et illimité à toutes les sources d’énergie, jusqu’à présent essentiellement fossiles, qui sont non seulement redoutablement polluantes mais aussi non renouvelables.

Mais alors on fait la révolution ou pas ?

Même si les architectures sociales issues de cette vision de la production, et donc de la séparation entre « bourgeoisie » et « prolétariat », « riches » et « pauvres », sont, sans la moindre réserve, toujours présentes et intolérables, ce n’est pas dans cette question du « qui produit pour qui » que se niche la solution à la crise environnementale. Cette crise questionne, bien au-delà de ce clivage, notre capacité collective à changer radicalement notre rapport au vivant et à nous-mêmes.

Pour trouver la réponse à la question « Comment allons-nous faire pour ne pas toutes et tous crever bientôt ? » – version volontairement moins élégante du concept de la préservation de l’habitabilité de la planète –, ni l’idéologie, ni le dogmatisme, ni le moralisme et leur système archaïque de distribution de bons et de mauvais points, de culpabilisation et d’appropriation de la « juste » pensée, ne nous seront d’aucune aide. Aucun de ces trois comparses, qui accompagnent depuis toujours nos modèles politiques, ne nous permettra de mettre fin à notre délire productiviste et consumériste. Un pauvre qui devient riche peut sans souci devenir le pire des exploiteurs. Maintenir ce combat vital dans le champ de la lutte des classes, c’est passer à côté de la seule révolution résiliente possible et efficace : l’évolution de notre rapport à notre environnement en tant qu’êtres humains. Au même titre que la révolution cognitive de l’Homo sapiens il y a 70 000 ans.

Alors j’appuie sur le buzzer « anticapitalisme »

Avec cette grille de lecture, la notion d’anticapitalisme tourne en boucle comme un tube de l’été – un terme que Marx lui-même n’utilisait pas, faut-il le rappeler ? Bruno Latour parle de cet anticapitalisme comme d’un « bouton rouge, comme dans les films de James Bond, sur lequel il suffirait d’appuyer pour tout faire sauter ».

Bien évidemment, le capitalisme – et sans doute faudrait-il dire « les capitalismes » – existe. Mais cette notion focalise uniquement sur l’économie, alors qu’elle est alimentée par les institutions publiques, les décisions politiques et étatiques. Ce terme est un leurre, une simplification à outrance – l’esprit humain adore la simplicité –, qui permet de faire croire qu’il suffit de débrancher pour que tout s’arrange. Comme si le capitalisme était une entité unique, rendant invisibles les innombrables lieux d’action possibles. Le capitalisme et son jumeau maléfique, l’anticapitalisme, continuent donc à gagner la plus importante des batailles : celle de l’imagination, de la créativité et surtout de la pensée complexe.

Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Vous allez me dire qu’on ne mobilise pas les foules en disant : « Il est urgent d’agir parce que la Terre ne sera bientôt plus habitable et qu’il y a donc urgence à arrêter de voyager à l’autre bout de la planète, réduire notre consommation de viande, réparer au lieu de jeter… » Surtout lorsqu’en regardant autour de moi, j’ai l’impression que ça ne va pas si mal que ça. Bruno Latour va jusqu’à dire que "les écologistes créent l'exploit de paniquer les esprits et de les faire bâiller d'ennui"*.  Il est plus vendeur d'affirmer que « telles ou telles personnes sont responsables de tout », qui plus est si elles incarnent réellement un système insupportable. C’est vrai, c’est plus efficace pour mobiliser. Selon un autre grand principe, vieux comme le monde, pour se faciliter la vie, il est judicieux de cibler de façon inconditionnelle un ennemi qui a la tête de l’emploi – et qui contribue réellement à la catastrophe –, par exemple les ultrariches. Sans se regarder soi-même, parce que l’on est persuadé d’incarner l’axe du bien. Sans se prendre la tête avec la complexité de ce monde, que nous avons pourtant créé et que nous détruisons depuis que nous sommes Sapiens, ayant mis au point des méthodes très perfectionnées de prédation – arme nucléaire, forage en haute mer, bateaux-usines… –, tout en ayant l’état émotionnel d’un enfant de 5 ans, tout puissant et terrifié. En promettant que, lorsque cet ennemi aura disparu, tout sera réglé. Ça, c’est funky ! Ça, ça donne de l’espoir.

Seul problème : c’est faux. Totalement faux.

Ce système de pensée ne fait que recycler à l’infini le fantasme d’une solution par la destruction d’un ennemi. Un fantasme alimenté et qui alimente les récits politiques, jusqu’à leurs expressions les plus extrêmes qui refleurissent actuellement en Europe. Ici, en France, en cette période de présidentielle, sur fond de pandémie et de guerre en Ukraine, la droite et la gauche traditionnelles peinent à formuler des propositions crédibles, créant de belles zones de flou et d’incertitude propices aux idéologies extrémistes, qui ne s’encombrent d’aucune subtilité et désignent systématiquement des responsables « extérieurs » bien visibles, porteurs de tous les maux.

Je répète : alors qu’est-ce qu’on fait ?

Je me souviens de cet échange aussi bref que sidérant que j’avais eu avec une personne sur Twitter. Je me sentais désabusée de voir des centaines de milliers de personnes se rassembler sur les Champs-Élysées pour fêter la victoire de la France en Coupe du monde de football, en 2018. Non pas parce que j’étais pour la Croatie, mais parce que je rêvais, sans trop y croire, que nous soyons un jour collectivement capables de nous retrouver de la sorte pour lutter contre les innombrables catastrophes qui tourmentent l’humanité. Une personne avait répondu à mon tweet doux-amer : « Il suffit que ça se fasse dans la joie, c’est tout ! »

Mais bien sûr ! Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Je lui avais donc demandé si elle était d’accord pour me donner quelques conseils pour mobiliser dans la joie contre la famine dans le monde, la prostitution enfantine, les massacres ethniques, la disparition de la biodiversité… Le tout en riant et en dansant jusqu’au petit matin. J’attends toujours la réponse.

Bien évidemment, il y a un enjeu crucial à trouver un chemin pour mobiliser, galvaniser, coopérer. Cette fameuse notion de « récit commun » qui nous porte et nous permet d’avancer ensemble, au-delà des frontières, au-delà de nos différences. D’autant plus que, même si nous nous forçons à regarder ailleurs ou à minimiser la situation, nous savons toutes et tous que la situation est catastrophique. Mais ce n’est certainement pas en dogmatisant le propos, en déclarant la guerre, en ressortant les vieilles recettes du regroupement contre un ennemi que nous nous en sortirons.

C’est le même mensonge qui se répète depuis des siècles.

C’est seulement en coopérant que nous y parviendrons, toutes et tous ensemble, parce qu’il peut y avoir des gens de gauche qui n’en ont rien à faire du vivant même s’ils prétendent le contraire et des gens de droite qui se mobilise sans en avoir conscience. Eh oui ! L’histoire ne cesse de nous rappeler que baptiser un changement sociétal avec le sang – réel ou métaphorique – de son ennemi, c’est vouer la transformation à un avenir brutal, gavé de dogmatisme. Et le dogme, c’est comme un bonnet de nuit : c’est un tue-l’amour.

* « Mémo sur la nouvelle classe écologique » de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Les Empêcheurs de penser en rond, 2022

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