
(Le Serment à Aghia Lavra, peinture de Theódoros Vryzákis, 1865)
D'ordinaire gris et pluvieux, ce mois de mars était étrangement azuré et ensoleillé, surtout en ce jour de l'Annonciation où les Orthodoxes fêtent l'apparition de l'ange Gabriel à une jeune fille de Judée pour lui signifier qu'elle donnerait le jour au Sauveur de l'humanité. C'est à dessein que ce jour célébrant le Salut à venir fut choisi par les patriotes grecs, affiliés à la société secrète Filiki Eteria (inspirée par les révolutions américaine et française), pour lancer l'insurrection contre l'Empire ottoman depuis le Péloponnèse. Sous le joug turc depuis presque quatre siècles, le peuple grec aspirait à conquérir une liberté bien légitime. Ce 25 mars 1821 signa le début de la Guerre d'Indépendance grecque, qui devait durer sept ans et aboutir, au prix de grandes souffrances, à la naissance de l'État hellène moderne.
Un vent de philhellénisme (amour de la Grèce, de son peuple) souffla sur l'Europe dès l'annonce de l'insurrection – du moins sur les cercles intellectuels, dans un premier temps. L'on pense à tort que les États européens ont d'emblée salué l'initiative grecque, ou même qu'ils ont contribué en sous-main à sa préparation. Dans les faits, la nouvelle fut accueillie avec surprise, mais surtout avec une grande réticence chez les cours européennes lassées par les guerres napoléoniennes et attachées au statu quo depuis le Congrès de Vienne. Le soulèvement nationaliste grec contrevenait au principe d'équilibre des puissances en ce qu'il déstabilisait l'Empire ottoman et créait un dangereux précédent en Europe même.
L'enthousiasme et l'interventionnisme furent le fait de ce que l'on nommerait aujourd'hui la "société civile" : poètes romantiques, orientalistes, officiers aventureux, intellectuels, journalistes, libéraux épris de révolutions, agitateurs réactionnaires nostalgiques des Croisades. Chaque courant de pensée a cru voir dans cette insurrection le miroir de ses propres causes, de son idéologie : pour les libéraux, la cause des Grecs était celle du peuple opprimé aspirant au progrès et à la liberté ; pour les conservateurs, la révolte des Grecs chrétiens contre l'occupant musulman revêtait une portée spirituelle, sinon eschatologique, indéniable. Des comités philhellènes essaimèrent dans toutes les grandes villes d'Europe dès l'été 1821 sous l'impulsion de ces intellectuels. Il s'agissait en premier lieu d'organismes caritatifs ayant pour but de réunir des l'argent nécessaire au financement de l'effort de guerre des insurgés grecs. Mais ces comités doivent aussi être considérés comme les prémices du lobbysme moderne en ce qu'ils faisaient office de formidables relais politiques pour gagner les dirigeants européens et l'opinion publique à la cause hellène.
La propagande porta ses fruits puisque la population européenne se rallia prestement et unanimement aux insurgés grecs qu'on ne tarda pas à parer de toutes les vertus, à exonérer de tout défaut, autant qu'on diabolisait les Turcs, dans une rhétorique purement manichéenne. Sous la plume zélée des journalistes philhellènes, des commandants médiocres et imbus de leur personne comme Alexandre Mavrokordatos devinrent des chefs de guerre héroïques ; les quelques femmes impliquées dans le conflit, à l'instar de Laskarina Bouboulina et Manto Mavrogenous – deux aristocrates à la fortune considérable qui ont financé, armé et surtout galvanisé les insurgés, sans toutefois prendre elles-mêmes part aux combats –, devinrent des amazones que l'on se plut à représenter avec sabres et pistolets en main. Même les klephtes (brigands de grand chemin qui sévissaient dans les régions montagneuses de l'Étolie et du Péloponnèse, dépouillant Turcs et Grecs indifféremment) furent assimilés à des Robin des Bois modernes révoltés contre l'oppression ottomane. L'engagement philhellène se traduisit également dans l'art, à travers des œuvres exaltant l'héroïsme et les souffrances des Grecs (comme la célèbre Scène du massacre de Chios peinte par Delacroix). Mais c'est lord Byron qui demeure l'exemple le plus emblématique de l'artiste philhellène engagé : non seulement le jeune poète consacra des vers enflammés au pays d'Homère, mais il prit même les armes pour cette Grèce où il y devait laisser la vie (de maladie, certes). L'on peut en conclure que l'enthousiasme philhellène, d'abord cantonné à quelques cercles de rêveurs romantiques, devint vite, à force de propagande, un phénomène "mainstream", comme on dirait aujourd'hui.
Le traitement partial dans la presse occidentale des exactions commises de part et d'autre fut un élément décisif pour rallier l'opinion publique à l'interventionnisme. Les violences ottomanes furent systématiquement exagérées et nimbées d'un halo de barbarie – quand elles n'étaient pas simplement inventées – tandis qu'on ignorait, voire excusait, les crimes des insurgés. Le massacre de milliers d'hommes grecs à Chios par le pouvoir ottoman en mai 1822 créa par exemple un grand émoi dans l'opinion occidentale et déclencha les premières velléités interventionnistes. On ne crut pas bon de préciser que ce crime – évidemment injustifiable – avait été commis en représailles de celui ordonné par Théodore Kolokotronis (un des principaux leaders grecs) à Tripolizza, en septembre 1821. À la reddition de la ville, malgré leur serment d'épargner les civils lors des pourparlers, les Grecs s'y étaient livrés à une véritable extermination de la population turque, dont des femmes et des enfants au nombre de 8000. Nul ne s'en était ému en Occident. On put même lire cette drôle de justification dans les colonnes du Niles' Register (principal journal hebdomadaire américain de l'époque) : "S'ils n'avaient pas été tués, les Turcs auraient massacré les Grecs."
La mort de Byron en 1824, suivie de la chute de Missolonghi l'année suivante et de la prise d'Athènes au début de 1827 ajoutèrent à l'émoi et ne firent qu'accentuer la pression de l'opinion publique sur les gouvernements européens pour les pousser à intervenir militairement aux côtés des Grecs qui ne disposaient plus que de quelques places fortes dans le sud du pays. De héros, ces derniers devenaient martyrs aux yeux des Occidentaux ; à la fascination succédait l'empathie – un sentiment fort louable dans les relations humaines, mais une très mauvaise conseillère en matière géopolitique.
C'est donc à contrecoeur, et malgré les avertissements de l'Autriche (dont le chancelier Metternich désapprouvait le caractère subversif de la révolte grecque et considérait l'Empire ottoman comme un partenaire nécessaire qu'il serait erroné de déstabiliser), que les États européens décidèrent de prendre part au conflit. D'abord diplomatique, cet engagement devint vite militaire après l'échec des négociations et le refus ottoman – par fierté mal placée – du projet franco-anglais d'une Grèce à l'autonomie renforcée mais toujours sujette du sultan (un projet qui aurait pourtant contenté à la fois les puissances européennes, les Grecs et la Sublime Porte elle-même). Le 20 octobre 1827, lorsqu'une flotte franco-russo-britannique manoeuvrant dans le sud-ouest du Péloponnèse pour empêcher les combats entre Grecs et Turcs essuya des coups de feu ottomans, la situation dégénéra en bataille navale : la célèbre bataille de Navarin qui vit l'anéantissement quasi-total de la flotte turco-égyptienne par les puissances européennes. Cette déroute affaiblit assez l'Empire ottoman pour contraindre le sultan Mahmoud II à reconnaître l'indépendance grecque en 1829. Près de quatre siècles après la chute de l'Empire byzantin, il s'agissait du premier État hellène "libre" (en fait sous la tutelle étroite des Occidentaux – ce qui ne tarderait pas à exaspérer les Grecs).
Guerre de libération pour les Grecs, traumatisme national pour l'Empire ottoman, ce conflit de sept ans présente un bilan plus ambigu pour l'Europe. Concrètement, les puissances française, russe et britannique n'y ont rien gagné, sinon la création d'un royaume incapable de se défendre ou de se gouverner, nécessitant une constante assistance occidentale. Par ailleurs, comme le craignait le chancelier Metternich – plus fin stratège que ses homologues européens –, l'humiliante défaite de l'Empire ottoman a révélé au grand jour l'inanité de "l'homme malade de l'Europe" qui, malgré ses faiblesses évidentes, garantissait jusqu'alors la paix et la stabilité en Orient. Au sein de la mosaïque ethnique qu'était l'Empire ottoman, l'indépendance grecque a en effet suscité des émules désireux de s'affranchir à leur tour de la Sublime Porte. La montée des nationalismes et la création de nouveaux États (Serbie, Bulgarie, Roumanie, Monténégro) en ont été les conséquences logiques, déstabilisant davantage l'équilibre des puissances et accélérant le déclin ottoman. Cet essor nationaliste ne s'est toutefois pas cantonné aux sujets du sultan : en Europe même, l'exemple grec a servi de modèle. À n'en pas douter, le Printemps des peuples de 1848, qui vit l'explosion des revendications indépendantistes ou libérales, et mit fin à l'ordre metternichien qui avait été gage de paix et d'équilibre en Europe, doit beaucoup à l'insurrection grecque et au manque de clairvoyance des puissances occidentales quant aux conséquences de celle-ci.
Enfin, confrontés aux réalités d'une Grèce qu'ils avaient mythifiée et parée de vertus qui lui faisaient défaut, les philhellènes européens n'allaient pas tarder à déchanter, voire à se retourner contre l'objet même de leur passion de naguère.