[où l'on apprend de quoi parlent Achille et Lataro.]
-Monsieur, monsieur ! Réveillez-vous. Vous êtes dans un commissariat de police, vous savez ce que c’est ? Monsieur ? Vous entendez ?
Achille était sur un banc qui longeait un mur bleu pétrole délavé, plus accroupi qu’assis tant le banc était bas. Il sentait ses habits lourds, trempés, noircis. Il se passa les mains sur le visage et vérifia qu’il était noir de fumée ou de suie. Les moustiques le gênaient, il les chassait à grands gestes qui paraissaient dans le vide.
-Oui, oui, je sais ce qu’est un commissariat de police.
-Êtes-vous la personne connue sous le nom d'Achille ?
-Oui.
-Nous vous avons trouvé près d’une construction incendiée, vraisemblablement votre domicile.
-Le bateau a brûlé !
-Il n’y avait pas de bateau, Monsieur. C’est une cabane qui a brûlé, une sorte de petite maison en bois.
-Oui. Tout a brûlé ?
-Tout. Ce n’est pas vous qui avez mis le feu ?
-Non. C’était mon domicile.
-Avez-vous fait une imprudence ? Laissé un feu ?
-Non, je ne suis jamais imprudent.
-Pensez-vous que quelqu’un ait voulu vous nuire ?
-Non, je n’ai pas d’ennemis.
-Nous avons arrêté une femme qui courait sur la route et que les pompiers avaient repérée. Il s’agit d’une dénommée Lataro Daga, citoyenne Chilienne, vous la connaissez ?
-Oui.
-Elle aurait pu mettre le feu à votre habitation ?
-Non.
Pas moyen de retrouver ce qu’ils faisaient ni le feu ni le départ d’un drame, rien, dans son souvenir, une soirée ordinaire agréable où ils buvaient du café au lait et discutaient, ah oui, Lataro voulait un livre, Achille s’était remis à en conserver quelques uns, dans une bibliothèque, une nouvelle étagère qui lui avait provoqué une attaque de punaises parce qu’il avait récupéré du bois habité, ça les avait fait rire. Lui était piqué, dévoré par les insectes et il avait mis un bon moment à comprendre que les piqûres venaient des punaises et les punaises du bois de l'étagère. Quand il avait découvert les centaines de bestioles, derrière le panneau, il avait dit qu’il allait le mettre au feu.
-Vous pouvez me ramener là-bas, sur les lieux ?
Un tas de cendres surmonté d’une charpente noire et dentelée, c'est comme ça quand ça brûle, on ne reconnaît plus vraiment les choses, c'est comme avec la neige, ça masque. Après, un jour, il y a une petite feuille toute neuve et très verte qui pointe son nez, et d'autres se montrent et ça repousse partout. Les policiers étaient partis, les gendarmes l’aidaient à présent, ils étaient arrivés en même temps que lui, ils l’aidaient avec des pelles à déblayer. Achille alla fouiller dans les souches. Il trouva la cache, recouverte de poussières de brindilles, de feuilles calcinées. Le premier étage était vide. Achille ne fut pas inquiet, c'était le leurre. Il parvint au deuxième étage, le sous-sol, enfoui et protégé par la poulie qui devait faire piège. Le deuxième étage était vide.
Soudain, Achille fut envahi par une chaleur, comme s’il n’avait à aucun moment senti celle de la journée d’été qui avait vu sa maison brûler. C’est par cette sorte de fièvre que lui vint la réalité de ce qui était arrivé. Était-il fait de la même matière que sa maison, au point de brûler lui aussi? Devant la cache vide, il eut une sorte de malaise qui le laissa un temps sans odorat, sans vue et sans ouïe. Il entra dans un silence mou qui le transporta un moment en enfer. " Pourquoi, pourquoi Lataro aurait-elle volé son argent ? " il pouvait bien admettre que quelqu'un d'autre y soit parvenu, malgré le système de poulie et le double fond, il pouvait admettre qu’on ait violé sa cachette inviolable, il n’y a pas de coffre-fort inviolable… mais pas Lataro ! il aurait bien tout donné à Lataro si celle-ci avait eu besoin d’argent au point de se faire voleuse, elle pouvait lui en demander, il y avait mille façons, d’autres façons.
*
Lataro était devenue son amie. Elle savait à peine que Gabriela Mistral existait, c’est Achille qui lui avait fait entendre ses poèmes et lui avait révélé l’existence de cette femme. Comme poète, elle avait dit Pablo Neruda et d'autres noms d'autres temps. Achille lui avait expliqué que Neruda aimait la mer et Gabriela Mistral la montagne et que lui Achille, il aimait la mer, aussi, à cause de son enfance, de son frère, de leurs jeux sur la plage au fil des marées, du ciel, des nuages, qu’il connaissait même assez bien la mer et qu’il avait, en quelque sorte naviguer, qu'il était presque marin. Mais qu’en poésie, il préférait la montagne, les Andes, la cordillère, ça lui faisait de plus belles images, plus fortes, un peu plus tristes et moins agitées, mais plus fortes. Et puis Neruda était très célèbre, mais plus jeune, il n’avait pas vécu les mêmes histoires qu’elle, Gabriela, il avait connu la dictature, il avait pris des engagements, terribles, admirables, distingués, courageux et tous les mots de la littérature et de la politique. Sa lutte avait collé à celle de tout un peuple, enfin presque tout un peuple, Lataro disait, les Chiliens, ne sont pas tous comme Neruda, ou comme moi ou comme mes parents, les Chiliens, ils ont ce qu’ils ont voulu, ou mérité, on ne sait pas avec les peuples. Ils veulent des méchants, des durs, des qui roulent des mécaniques pour mettre de l’ordre et faire payer ceux qui devraient payer et ils ne comprennent que lorsque les méchants sont méchants pour de bon, parfois ils ne comprennent même pas. Pour être Américains, ils le sont, Américains, avec leur goût pour le mérite personnel et le culte qu'ils vouent à l'argent gagné pour cause de mérite personnel. Le problème avec le mérite, c'est qui en juge.
Les Chiliens ont voulu des durs pour les gouverner. On ne peut pas dire qu'ils ne savaient pas, ils voulaient des durs. Les durs disent ce qu'ils feront, ils ne se cachent pas, ils le sont, ils font ce qu'ils avaient dit. Et voilà qu'on est quand même étonné, sonné et qu’il faut se battre, arrêter d’être gentil et rien d’autre, arrêter de discuter et accepter de faire couler du sang pour reprendre le terrain perdu. Combien de doigts amputés devant les caméras de télévision avant qu’on ampute les doigts des amputeurs ? Combien de jours ? Fuir, aussi, comme Lataro, sauvée par ses parents, mise hors de portée des méchants, in extremis, pour qu’elle n’y passe pas comme eux, réfugiée, nantie non torturée, disparue du Chili et de son insanité. Et Neruda, ce n’était pas son époque à lui, Achille. Gabriela, elle fait vivre la montagne comme si c’était une force, un mystère plus grand que la mer même si la mer fait plus voyager, ce n’est pas la même inspiration. Cette femme avait des choses à dire au monde et tout ce que j’en sais, Achille que je suis devenu, c’est que c’était de ses messages qui donnent des ailes au lieu de les couper, qui vont vers la vie, pas la facile ou la mignarde, pas l’édulcorée, la vie comme un ventre de femme, compliqué, gorgé de sang et de désir, odorant, torturé par lui-même, quelque chose qui te rend plus responsable que les soldats et te cloue à ton miroir si tu oses te regarder. Longues soirées, au Bateau, passées à discuter des époques et des gouvernements, à se lancer, faire autre chose que seulement dire les mots des autres, écouter ceux de Lataro, envoyer les siens… échanger, presque échanger. Un soir, le moment était venu de répondre à la question que Lataro n’avait pas posée : d’où vient que tu connais cette poétesse. J’en connais beaucoup, des poètes, j’ai toujours beaucoup lu, c’était presque mon métier, tu sais bien. Ce n’est pas ce que je veux dire. Alors tu peux écouter ma véritable histoire et la véritable histoire, c’est que je suis un enfant adopté et que je crois que ma mère était Chilienne et que je crois qu’elle a quelque chose à voir avec Gabriela Mistral . Mais je ne sais pas ce qu’elle a à voir... Ma mère ne m’a pas dit grand chose, elle ne savait peut-être rien, elle m’a peut-être même tout dit, mais moi, je crois que j’ai quelque chose à voir avec cette femme. J’ai aussi pensé que je me faisais du cinéma, que ce n’était pas vrai, que je m’étais entiché de sa poésie parce qu’on m’avait dit des choses, que j’aurais aimé n’importe quel personnage si j’avais pensé qu’il était mon parent. Elle défendait les Indiens. Tout le monde défend les Indiens, avait dit Lataro, ça devient à la mode, c’est comme les pandas. Non, pas comme aujourd’hui, elle défendait les Indiens comme il faut, pour ce qu’ils sont, en leur reconnaissant l’Amérique, sais-tu que dans l’Atacama, les gens, des Indiens, depuis toujours, se partagent l’eau, en comptant les minutes d’irrigation par parcelle. Évidemment! De l'eau, il n'y en a pas! Tu vois ce que c'est une parcelle dans l'Atacama ? Une flaque et trois brins d'herbe jaune autour, au milieu de cailloux. Et les Indiens, qui sont les seuls saints de cette planète n’ont commis aucune horreur, aucune injustice, il n’y pas d’Indiens riches et pas de pauvres, tous égaux, tous gentils, arrête Achille, tu déconnes. Tu ne croirais pas une seconde à leurs dieux et à leurs superstitions à la con, tu ne voudrais pas de leur justice ni de leur ignorance.
*
Achille et Lataro avaient suivi le retour à la normale, le retour du Chili parmi les pays démocratiques. Achille préférait l’Atacama et le mot de mapuche lui faisait l’effet d’un psychotrope. Et pourquoi ne pas le faire, y aller. Gabriela Mistral l’aurait conduit, d’une manière ou d’une autre, vers ce pays qu’il respirait, l’Eldorado, ce n’est pas de l’or, c’est ce dont on rêve, imbécile. Les racines, ce n’est pas le sang, peut-être que j’ai rien à voir avec cette femme, des Alcayaga, y’en a plein la planète, tout le monde sait ça, et elle n’a pas d’enfant, et elle n’a pas tellement de famille et je n’en sais rien, et elle est morte depuis 1957. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Tu veux aller te faire reconnaître sur sa tombe ? Tu veux une statuette du Nobel à mettre sur ta table de chevet ? Non, mais voir…y être, ici ou ailleurs… Il doit bien y avoir des bateaux à retaper pour les mettre en charpente, même au Chili, ou peut-être que c’est au Chili qu’il y a le plus d’épaves pour mettre des bateaux en charpentes, c’est le pays le plus connu au monde pour ses carcasses de bateau dont on fait des toits. Et tu feras Ulysse au lieu d’Achille ? Et tu crois qu’il y a quelqu’un qui tricote sur la tombe de Gabriela et qui t’attend en redéfaisant son tricot tous les matins ? Lataro, cruelle. Tu peux te moquer, mais si tu as besoin d’argent, tu me voles pas, tu demandes.
*
Le gendarme secouait doucement Achille.
-Ce n’est pas elle, mon amie n'a pas volé l'argent, elle n'a pas mis le feu à la maison, ça, ce n’est pas envisageable. Voilà. Il s’est passé autre chose. Voilà.
Lataro apparut entre deux policiers. Achille alla vers elle mais il fut retenu et dut se rasseoir. L’un des policiers tenait un sac transparent où Achille crut voir la pochette qui contenait son argent. On avait retrouvé son argent. Achille vit Lataro comme il ne l’avait jamais vue, tout petite. Il entendit le mot confrontation, le mot acceptée ou acceptez et il dit oui, immédiate aussi… Il entendit Lataro dire le feu a pris, il est allé de l’étagère au mur et ça a pris, j’ai sorti Achille qui s’est évanoui, j’ai sorti son argent et quand j’ai vu les pompiers, j’étais rassurée mais je devais partir. J’ai sauvé l’argent d’Achille.
-Je vous l’avais bien dit.