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Nicole Péruisset-Fache

Professeure agrégée honoraire, Docteure de l'Université de Rouen, Qualifiée aux fonctions de maître de conférences, Chercheure en sciences humaines indépendante, poète à ses heures

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Billet de blog 6 juin 2023

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Fado à Lisbonne

Elle chantait les yeux fermés.  Elle vivait sa musique de toute son âme, de tout son être, dans les règles de l’art. Ignorant tout de la langue portugaise, je ne comprenais pas les paroles de ses chansons mais le masque tragique de sa physionomie laissait deviner qu’il y était question d’amours malheureuses, de départs,  de navires, de marins, et de Lisbonne.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Fado à Lisbonne

 Elle chantait les yeux fermés.  Elle vivait sa musique de toute son âme, de tout son être, dans les règles de l’art. Ignorant tout de la langue portugaise, je ne comprenais pas les paroles de ses chansons mais le masque tragique de sa physionomie laissait deviner qu’il y était question d’amours malheureuses, de départs,  de navires, de marins, et de Lisbonne. En résumé, des vicissitudes de la vie. Une authentique noblesse se dégageait de la silhouette et du port de la chanteuse en longue robe noire sobrement ornée d’un unique bijou scintillant, fibule à hauteur d’épaule.  Je m’étais déplacée pour prendre des photos d’elle pendant son tour de chant.

Après les dernières notes, elle salua sous les applaudissements et alla langoureusement s’asseoir à une table du cabaret. Elle alluma une cigarette dont le filtre fut aussitôt marqué de rouge à lèvres. Je la suivais du regard aussi discrètement que possible. J’aurais voulu pouvoir lui témoigner mon admiration, parler avec elle, savoir de quoi avait été faite sa vie, que je soupçonnais pleine de difficultés, comme toute vie d’artiste, comme toute vie tout court. Je n’osai interrompre sa méditation ; d’ailleurs, elle ne m’adressa pas un regard. Quel âge pouvait-elle avoir ? Pourquoi chantait-elle toujours ? Quelqu’un l’attendait-il quelque part ? Malgré l’heure tardive, il était visible qu’elle souhaitait rester là, à écouter le dernier interprète au programme; rien ne pressait, elle n’était pas impatiente de rentrer chez elle. Elle aimait l’ambiance de ce cabaret bruissant de tant de souvenirs, de musiques et de gloire. Un serveur posa sur la table devant elle un verre grand comme un dé à coudre de Porto. Il connaissait les habitudes de l’artiste après son tour de chant. Qui sait si dans son for intérieur, il ne  regrettait pas qu’elle ne pût s’empêcher de fumer autant ? Mais il ne se serait certainement pas risqué à donner un conseil à la vieille dame. Les intonations rauques de sa voix, tant appréciées des touristes et depuis si longtemps, elle les devait aussi au tabac et puis, à son âge, elle avait bien droit à ce petit plaisir, tout nocif qu’il fût.

Le blond de ses cheveux coupés court et colorés par le coiffeur, donnait de la lumière à son teint, et même les rides qui tavelaient désormais son visage ou les cernes rosés qui flétrissaient ses yeux, comme ceux des aristocrates âgées peintes par Goya, n’avaient réussi à totalement éclipser l’éclat de sa beauté passée.  Assise, elle semblait maintenant pensive, fatiguée. Revoyait-elle les jours de son enfance, joyeux dans le malheur, lorsque, tout en chantant, dans la petite maison d’un quartier miséreux, un bárrio de la capitale, sa grand-mère lui apprenait, ainsi qu’à ses sœurs, des rudiments de couture qui pourraient toujours lui servir à se louer quelque part chez des gens riches, et à gagner de quoi vivre? C’était si loin tout ça ! Chanter les faisait alors rêver à des horizons moins sombres que les murs de cette petite pièce ouverte sur une ruelle aux relents de poisson frit, qui dégringolait vers le fleuve là-bas au soleil, loin des tracasseries quotidiennes dont était tissée la vie des parents et grands-parents depuis de longues générations. 

J’avais été subjuguée par sa voix cassée, profonde et mélancolique. J’étais intriguée par l’aura émanant de cette grande femme qui naviguait encore sur l’océan de la vie, majestueuse comme un voilier d’autrefois remontant le Tage, chargé d’ors et d’épices. J’étais sensible au fado depuis toujours. Ma référence, c’était la voix d’Amalia Rodrigues ; un tel point de comparaison, ce n’était pas rien. J’essayais de comprendre pourquoi, plus que les chanteurs qui l’avaient précédée au cours de la soirée, cette vieille dame éveillait en moi une émotion inédite. J’étais là un peu par hasard : je visitais Lisbonne et cette sortie au célèbre Café Luso nous avait été proposée. L’on nous avait brièvement expliqué que la réputation du cabaret était des meilleures, que c’était ici qu’Amalia avait fait ses premiers pas sur scène, quelque soixante ans auparavant. A lui seul, ce détail était source de curiosité pour l’inconditionnelle du fado que j’avais toujours été. Nous ne savions rien d’autre sur les artistes qui allaient se produire devant nous, ni leur nom, ni les airs qu’ils allaient interpréter, sauf qu’il s’agissait de musique traditionnelle. 

Je ne m’y connais pas en vins mais le digestif qui nous fut servi dans la petite salle obscure parsemée des flammes fragiles de ses bougies ici et là, me parut un nectar doux et léger. Il me semblait goûter à la quintessence du Portugal : paysans, montagnards et marins avaient façonné cette terre, sa langue, sa poésie, sa musique, son histoire, la civilisation qui, la première d’Europe, s’était lancée à la découverte du monde, en Est et en Ouest, par la voie des mers, grâce aux instruments de navigation nouvellement perfectionnés et à la témérité de ses jeunes hommes.Le fado, c’était la nostalgie de ceux et celles qui étaient restés au pays dans l’attente du retour des conquérants, eux qui n’avaient pu résister à l’appel de l’Atlantique ou de leur roi. Par un clair matin de l’été finissant, quelques jours plus tôt, j’avais aussi respiré à pleins poumons cet air léger, salé, tiède et parfumé, venu du grand large, sur les rives du Tage, près de la blanche Tour de Belém. 

Aux petites heures du jour le spectacle prit fin et les clients quittèrent les lieux les uns après les autres. Nous formions un petit groupe devant l’établissement, qui attendions un taxi pour rentrer à l’hôtel. La rue Travessa da Queimada et les venelles avoisinantes étaient noires de monde, jeunes fêtards de fin de semaine en quête d’événements. Je vis la vieille dame en longue robe noire sortir seule du cabaret et remonter la ruelle à pas hésitants et lents. Elle se mêla aux badauds, dans la chaude nuit de Lisbonne puis je la perdis de vue. Elle avait gardé tout son mystère. Les savates qu’elle portait aux pieds  lui donnaient une démarche comme douloureuse. Etait-ce un signe de vieillesse ou de pauvreté ? Etait-ce à dire qu’après toutes ces années de chant, son cachet restait insuffisant pour lui permettre de vivre à l’aise ? Peut-être avait-elle simplement manqué de chance. Peut-être, malgré son talent évident, sa carrière n’avait-elle pas été favorisée par le destin. Je l’imaginais nourrissant quelque amertume à l’égard de la loterie de la vie et à l’encontre d’Amalia Rodrigues, qui avait dû inévitablement lui servir de modèle. Amalia, dont la renommée avait fait le tour du monde et dont le corps reposait maintenant au Panthéon national de Lisbonne, première femme de toute l’histoire du Portugal à avoir eu droit à pareil honneur.  J’avais déjà fait de l’artiste âgée un personnage dont  j’inventerais un jour la biographie afin de la tirer d’un oubli tellement immérité, tellement injuste ! Et je gardais précieusement dans ma mémoire tous les détails que j’avais pu observer au cours de la soirée.

Vint le moment de me décider à raconter cette histoire. Je voulus prendre des renseignements sur le fado, sur le Café  Luso, sur la vie d’Amalia Rodrigues afin de mieux cerner mon sujet. J’allai faire un tour sur Internet. J’y cherchai aussi des images. Que ne découvris-je pas ! Je trouvai des clichés sur lesquels cette personne que j’avais admirée était parfaitement reconnaissable, des photos en tous points semblables à celles que j’avais prises pendant son tour de chant. C’était bien le même visage marqué par le temps, la même silhouette imposante, les mêmes attitudes de désespoir, les mêmes mains crispées dans la douleur du chant. La réalité dépassait la fiction. J’allai de découverte en découverte. La belle vieille dame qui chantait si bien le fado au Café Luso ce soir-là, n’était pas une inconnue, loin de là.  Son nom ? Celeste Rodrigues, la propre sœur d’Amalia, en personne. Née en 1923, elle avait l’âge qu’aurait eu ma mère, mais quelle allure pour une vieille femme! Adulée des media, elle était presque aussi célèbre que sa sœur. Elle n’avait nul besoin que ma plume se hasardât à tenter de garder trace de son passage sur cette terre et de ses dons. Le destin (le « fado ») avait su y  pourvoir sans mon intervention.

 Aimée Saint-Laurent ©       Lisbonne, 25 septembre 2010  Nouvelles d'ici et d'ailleurs

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