Café irlandais (pour Claude-France)
Le ferry quitta le petit port de Rossaveal, comté de Galway, en fin de matinée, sous le ciel gris métallique d’un froid début d’été, qui ne promettait rien de bon pour la journée. Pour atteindre le village de Kilronan, sur l’île d’Inishmore, une des îles d’Aran que nous allions découvrir, la traversée prenait une petite heure. Nous devions y visiter le fort préhistorique de Dun Aengus ainsi qu’un édifice du site des sept églises. Les passagers se répartirent entre les ponts extérieur et intérieur du bateau.
Quitte à ne pas avoir très chaud malgré le coupe-vent que j’avais pris soin d’enfiler, je préférai respirer l’air du large, iodé, vivifiant, et ne pas être obligée de regarder la côte que nous allions aborder à travers des hublots pleins de traces, sales comme ils le sont toujours. Le navire devait d’abord sortir de la baie pour gagner la haute mer.
A tribord, plantée de quelques arbres rabougris, malmenés par les tempêtes, une colline aride, parsemée de murets de pierres et couronnée d’une masure en ruines, d’où se détachaient, à peine plus haut que le rivage, ces maisons neuves à larges fenêtres, aux murs blancs, au toit d’ardoises bleutées, qui ont essaimé un peu partout en Irlande au cours des années 1990.
A bâbord, seule se découpait sur le ciel bas et le paysage pierreux et sauvage du Burren, une tour Martello, de celles qui furent construites entre 1804 et 1812 pour surveiller les côtes et ainsi défendre l’empire britannique contre toute invasion des armées napoléoniennes. Puis le rivage occidental de l’Irlande s’éloigna derrière l’éphémère sillage d’écume bouillonnante que traçait notre bateau. Nous croisâmes un currach, frêle embarcation de pêcheurs vêtus du traditionnel ciré jaune, coquille de noix ballottée au large des îles par les courants. Le ciel sembla se dégager un moment, une déchirure entre les nuages laissa apparaître une échancrure de bleu. Une légère houle berçait le bateau, qui faisait tituber les rares passagers tentant de se déplacer. Nous naviguions sur l’Atlantique qu’aucun obstacle n’arrêtait plus avant les Amériques. Bientôt le ciel se chargea de nouveau d’épais et lourds nuages. Une brume gris-bleu voilait la côte de l’île d’Aran dont nous approchions. Un timide rayon de lumière fit momentanément scintiller la crête argentée des vaguelettes qui clapotaient près de notre ferry. Un petit chalutier apparut à bâbord, suivi d’une horde de goélands criards, puis passa son chemin vers son destin.
La côte se rapprochait et la blanche silhouette d’un modeste phare se dressa sur fond de dunes basses et sombres, couvertes de plantes maritimes à ras du sol. De clinquantes maisons neuves s’alignaient le long du rivage. Un bateau de sauvetage reconnaissable à sa superstructure orange et à ses bouées de même couleur, se tenait au mouillage dans l’entrée du port, de même qu’un peu plus loin, des navires de plaisance dont les voiles avaient été amenées et ferlées. Notre ferry accosta et nous descendîmes à quai.
Quelques poneys attelés à des carrioles cueillaient les visiteurs et les conduisaient au trot jusqu’au village. Un petit bus d’un autre âge nous attendait sur le parking du port et nous emmena, brinquebalant et grinçant de partout, sur les routes cahoteuses de l’île, alors que la pluie se mettait de la partie. Mais sans la grisaille et l’humidité, les îles d’Aran auraient-elles ressemblé aux îles d’Aran ? C’est ainsi que nous traversâmes ce pays quadrillé de minuscules enclos aux murets de pierres grises, à l’herbe rase et roussie par les bourrasques salées, où ne paissaient à la fois pas plus de quatre à cinq vaches brunes, osseuses, qui parfois levaient sur nous leurs grands yeux tristes.
Ici et là, une masure se blottissait à l’abri des tempêtes sous un toit de chaume pelé, deux ou trois étroites fenêtres ouvrant l’œil sur le monde extérieur, hostile, une porte de bois pleine, sombre, opposant aux intrus, aux éléments déchaînés et aux revenants, sa rude opacité. Du haut du dangereux Dun Aengus, ceint de ses murs de pierres plates amoncelées dans la nuit des temps par de rugueuses mains celtes, l’île battue par les vents de suroît ou de noroît et les pluies traversières offrait aux regards l’étendue karstique désolée de sa surface détrempée. Le lugubre vacarme du ressac au pied des falaises à pic que, cent mètres en contrebas, des vagues sournoises venaient lécher après s’y être fracassées, ne pouvait laisser d’évoquer dans son écho tous les pêcheurs des îles péris en mer au cours des âges, par les nuits de tourmente, entraînés au milieu des flots tumultueux avec leurs navires démantibulés, déchiquetés avant que de disparaître corps et biens.
Et mêlées aux rafales, peut-être entendions-nous les plaintes de ces âmes et des pauvres hères qui, en un siècle sans pitié, fuyant la famine et la morgue des aristocrates anglais, leurs propriétaires, avaient, imprégnés de la puanteur des pommes de terre pourries, abandonné leurs champs, embarqué à prix d’or pour l’Amérique de leurs rêves, et sombré dès la haute mer. Le fracas régulier des eaux sur le roc ne résonnait-il pas comme le glas promis de toute éternité par l’océan aux navigateurs et aux voyageurs malchanceux ? L’horizon était bouché. Brume, embruns et bruine avaient effacé les limites entre la terre, le ciel et l’eau, noyés dans l’humide grisaille.
Et c’est sous la pluie battante que nous nous rendîmes sur le site de Teampall Bhreacain, l’une des sept églises du VIIIe siècle, dont il ne restait que murs, pignons et voûtes de pierres noires mal équarries, suintantes. A côté, le cimetière, avec ses croix celtiques dressées vers un dieu imaginaire, comme le sont tous les dieux, sourd depuis toujours aux incessantes prières des moines, avec ses pierres tombales branlantes, rongées par le temps, gagnées par les lichens et les mousses, dont les inscriptions calligraphiées étaient devenues illisibles.
Il était temps de nous changer les idées et de nous sécher : le pub Ti Joe Watty’s allait y pourvoir par son ambiance bruyante et chaleureuse. Les airs irlandais endiablés joués par deux jeunes musiciens, les pommes de terre à la vapeur, farcies au poisson, servies avec une sauce Mornay et des petits légumes crus, qui nous furent apportées brûlantes sur nos assiettes, une chope de bière brune pour accompagner ce plat et nous voilà quelque peu rassérénés, et les langues déliées. Le bateau ne repartait qu’en fin d’après-midi, le port se trouvait à dix minutes de marche de l’auberge. Une promenade digestive nous fut proposée après le repas. Elle séduisit quelques-uns. D’autres, dont je fus, avaient eu leur content d’eau de pluie le matin, et préférèrent rester à l’abri pour finir de se sécher ; d’ailleurs, ayant jeté un coup d’œil par la fenêtre, je vis que les cataractes du ciel s’étaient ouvertes ; des trombes d’eau se déversaient à présent sur les grands arbres verts ruisselants. Ce n’était pas un temps à mettre un étranger dehors, mieux valait en profiter pour bavarder.
Je me proposai à voix haute de commander un « Irish Coffee », boisson que nous avions eu le loisir de goûter l’avant-veille. L’idée convainquit une autre voyageuse, qui m’accompagna au bar. La préparation du cocktail prenait du temps ; elle présentait le plus grand intérêt. On raconte que cette boisson revigorante fut inventée dans les années 1939-45. Restée neutre, la République d’Irlande semblait ignorer la guerre. Quand les Américains revenaient au pays de leurs ancêtres, ils traversaient l’Atlantique en hydravion. Après 18 heures de vol, celui-ci amerrissait à Foynes, Comté de Limerick, et les passagers étaient alors emmenés en bateau jusqu’au terminal. Ils arrivaient transis, surtout les mois d’hiver. C’est ainsi que le nouveau chef du restaurant de l’endroit eut l’idée de servir à ces adeptes du café, pour les réchauffer, non pas du thé à l’irlandaise (c’est-à-dire avec un doigt de whiskey – notez le «e» du mot, important car seul le whiskey irlandais prend un « e » pour « excellence », paraît-il), mais du café à l’irlandaise, rehaussé de crème fouettée.
Le verre qui contiendra le breuvage est d’abord passé à l’eau bouillante, puis le whiskey y est versé chaud sur deux morceaux de sucre, le café fort, brûlant, ensuite ; enfin, on laisse glisser la crème, fouettée, sur le dos d’une petite cuiller au-dessus du mélange qu’elle nappe délicatement sans se fondre dans le liquide ambré. Rien de tel que ce cordial pour vous faire accepter la pluie irlandaise sur les Iles d’Aran, surtout si, en le sirotant, vous commencez à partager souvenirs et confidences avec une personne que vous ne connaissiez qu’à peine un quart d’heure plus tôt et qui, sans que vous vous en doutiez, ne demande peut-être qu’à se réchauffer le cœur à la flamme du même instant de convivialité inattendu et, qui sait, à devenir votre amie.
Aimée Saint-Laurent © Inishmore, 23 juin 2010 Nouvelles d'ici et d'ailleurs