La vie, simple et tranquille
Ici, près de la grange, tu rangeais à l’abri le bois livré pour l’hiver, et l’empilais en stères ordonnées. Je me disais que tu le faisais pour nous, c’était à mes yeux comme une offrande sacrée à l’amour qui nous liait depuis tant d’années. Là, en été, tu courais nu auprès de ton cheval pour le rentrer à l’écurie avant la nuit, et j’admirais de loin, sans me lasser, à côté du bel animal, ton corps élégant et svelte dont j’étais si amoureuse. Je me disais que j’avais devant mes yeux un plus beau modèle que ne l’eut Picasso, en 1906. Là-bas, tu jetais des granulés aux carpes koï de la pièce d'eau, et j’aimais m’approcher de toi pour contempler leurs mille tours aux couleurs vives. Nous étions chez nous, dans un monde de splendeur. C’était la vie, simple et tranquille. Sachant qu’ils ne pouvaient durer jusqu’à la fin des temps, j’imaginais que ces moments trop courts reviendraient encore un peu. Je me trompais. La Terre tournait sans état d'âme.
Ici, à la belle saison, au potager, courbé en deux, tu arrachais minutieusement les adventices des rangées (que chez nous on appelle « routes ») de carottes, de betteraves et de pommes de terre. C’était à mes yeux comme une offrande sacrée à l’amour qui nous liait depuis tant d’années. Tu ne voulais pas de mon aide, alors je m’asseyais dans l’herbe auprès de toi, tout en écoutant avec toi les oiseaux du jardin, la fauvette, le pouillot ou, en mai, le coucou, si mystérieux, au passage si bref, ou encore celui que je nommai un jour « l’oiseau triste ». Nous échangions des mots et des rires de la vie de tous les jours. Parfois, tu t’arrêtais pour caresser dans tes bras Perlefine, la belle chatte grise au long poil soyeux, qui venait quémander un peu d’amitié avant de se rouler au soleil couchant dans la terre chaude du soir. C’était la vie, simple et tranquille, la seule dont je rêvais. La vie de Philémon et Baucis, favorisée du dieu des dieux. Là, en juillet, anticipant les rigueurs de l’hiver qui finit toujours par arriver, nous cueillions ensemble, en bavardant, groseilles et cassis pour les confitures dont j’aimais voir les pots alignés en un bel ordre coloré dans l’ancienne bonnetière lorraine de pin orangé. L’hiver pouvait venir, nous étions prêts comme avant nous des générations de couples paysans. Là-bas, tu pataugeais en guêtres hautes dans les remous de la rivière parmi les algues vertes pour faucarder les envahissants pieds de cresson sauvage, sous le saule pleureur et les aulnes. C’était la vie, simple et tranquille, le bonheur. L’après-midi, nous prenions parfois le thé dehors et laissions nos regards vagabonder vers le petit manoir, la colline, la forêt, le ciel bleu, en suivant le vol des hirondelles qui avaient retrouvé en avril leurs nids de l’an passé aux écuries et sillonnaient les airs en gazouillant. C’était la vie, simple et tranquille et je te croyais heureux, comme je l’étais, de partager cette beauté primordiale.
Mais la vie sépare ceux qui s’aiment, tout doucement, sans faire de bruit. Tu me chantais cette chanson et le malheur surgit un jour pour de bon. Aujourd’hui, les souvenirs m’assaillent et je pleure toutes les larmes de mon corps d’avoir perdu tout à coup en l’espace d’un matin, ce qui me rendait l’univers si précieux : consolation aux maux de l’Histoire, ta présence tant attendue, tant aimée, qui m’était don du ciel que j’avais cru éternel.
21 avril 2022 Aimée Saint-Laurent ©