Quand j'étais étudiante, tous mes vénérables professeurs de la Sorbonne assénaient d'une voix sentencieuse, qu'il ne fallait jamais chercher à expliquer une œuvre par la vie de son auteur. Seul le texte comptait. La biographie était anecdotique. Anecdotiques le sexe de l'auteur, sa possibilité d'étudier (ou non), celle de pouvoir voyager et de rencontrer d'autres artistes, anecdotique la possibilité de ne pas s'encombrer de l'éducation d'enfants ni de l'entretien d'une maison, anecdotique celle de gagner de l'argent et de le dépenser sans avoir à s'en référer à un mari, anecdotique la possibilité de disposer d'un endroit tranquille pour écrire, anecdotique celle de ne pas tomber enceinte et risquer sa vie en accouchant !
Comme cet argument de la séparation de l'oeuvre de son auteur est pratique ! Il permet non seulement de glorifier une œuvre même si son auteur est un prédateur sexuel, un antisémite, un raciste ou un assassin mais également de prétendre que le génie est une valeur intrinsèque et absolue. Or, que remarquons-nous ? Dans l'écrasante majorité des cas, le génie est masculin.
Comment les femmes peuvent-elles aussi produire une œuvre de génie ?
Disons-le d'emblée, le don ne suffit pas à faire éclore une œuvre de génie. Il faut que certaines conditions matérielles soient réunies, dit Virginia Woolf dans Une Chambre à soi : de l'argent, un lieu à soi, être éduquée. Pour preuve, elle invente la sœur de Shakespeare, qu'elle nomme Judith. Judith est aussi douée que son frère et aussi désireuse que lui de s'adonner au théâtre. Mais Judith « restait à la maison...de temps à autre elle attrapait un livre, un des livres de son frère, peut-être, lisait quelques pages. Mais arrivaient alors ses parents qui lui disaient de raccommoder les chaussettes... »1.
Moi-même j'écris ce billet assise sur le canapé du salon, en surveillant la cuisson des champignons et en hurlant toutes les cinq minutes à ma fille d'aller prendre sa douche (ordre qu'elle ignore superbement !).
Même si elle dispose d'un lieu à elle et de suffisamment d'argent pour s'adonner à l'écriture, l'écrivaine devra également faire face aux « difficultés immatérielles »2 que sont l'indifférence (au mieux) ou l'hostilité (au pire) de l'environnement dans lequel elle vit. Une troisième difficulté immatérielle se nomme le syndrome de l'imposture. Ce concept forgé dans les années 1970 décrit comment les femmes, en proie à une oppression systémique, doutent davantage d'elles-mêmes et de leurs compétences que les hommes. Le syndrome de l'imposture repose sur le patriarcat intériorisé qu'une des premières autrices féministes a bien décrit. Bien que possédant une chambre à elle, bien qu'éduquée, Christine de Pizan écrit ceci, après avoir lu moult textes misogynes: « je fus submergée par le dégoût et la consternation, me méprisant moi-même et le sexe féminin tout entier. »3
Comment les femmes peuvent-elles faire connaître leur œuvre de génie ?
Une fois l'oeuvre écrite, il faut tout un réseau pour que celle-ci soit diffusée, lue, critiquée, publiée, en un mot connue. N'en déplaise aux vénérables professeurs de la Sorbonne, pour qu'une œuvre soit reconnue comme géniale, il faut que plusieurs personnes la déclarent telle. Oui, je sais, c'est simplet comme argument, ça paraît aller de soi mais c'est en fait une étape capitale. Or, le passage d'une écriture privée et intime (pratique largement connotée comme féminine) à une expression publique (réservée aux hommes) est semé d'embûches.
Les aspirations des femmes à avoir une place dans le champ littéraire ont rencontré de virulents adversaires. Au XVIIe siècle, nombre d'auteurs s'insurgent ou se moquent des femmes qui ont de telles prétentions, leur donnant le nom de « précieuses ». Au XIXe siècle, elles seront les « bas-bleus », « cette insupportable lignée de femmes auteurs », selon les mots de Lanson4.
Martine Reid souligne par exemple l'importance des cénacles au XIXe siècle, lieu d'émulation entre artistes, « signe par excellence des mouvements littéraires et artistiques ». Or, comme le montre le tableau Un Coin de table d'Henri Fantin-Latour, ces cénacles manifestent une homosocialité dont sont exclues les femmes5.
Au début des années 2000, Delphine Naudier recense que les romancières représentent seulement 20% des auteurs chez Minuit, 26% chez POL, 30% chez Gallimard, un tiers chez Albin Michel et 38% chez Actes Sud6.
Comment l'oeuvre de génie peut-elle survivre à la mort de son autrice ?
Si l'œuvre de génie écrite par une femme a réussi à être publiée, lue et louée à son époque, il y a de fortes chances qu'elle soit ensuite tombée dans l'oubli.
Faisons un petit test. Sauriez-vous me citer un poète du XIXe siècle ? Facile, me répondrez-vous ! Baudelaire ! Hugo ! Rimbaud ! Citez-moi maintenant une poétesse du XIXe siècle ? Euh... Emily Dickinson ? Une poétesse qui a écrit en français ?... Marceline Desbordes-Valmore !, dira l'une d'entre vous, qui après de longues minutes de silence a fait remonter un très vieux souvenir. Bravo !!! Une autre ? Vous vous regarderez les yeux ronds : il y en a d'autres ?
Le canon de la littérature française est masculin. « Aujourd'hui encore, la plupart des récits portant sur l'histoire du passé de la littérature de langue française continuent d'ignorer les contours exacts de la participation des femmes, d'en réduire l'apport, d'en limiter la portée et d'en confondre les effets. », remarque Martine Reid dans son introduction à Femmes et littérature.
Ouvrez le manuel de français de votre enfant et comptez le nombre de textes écrits par des femmes. Je vous parie qu'il tient dans les doigts d'une main. L'enseignement de la littérature française efface les œuvres de génie des femmes. Il y a urgence à dépatriarcaliser les savoirs scolaires pour donner aux futures écrivaines des modèles et une tradition littéraire dans lesquelles elles pourront puiser pour créer leurs propres œuvres de génie.
1Virginia WOOLF, Une chambre à soi, 1929
2Virginia WOOLF, Une chambre à soi
3Christine de Pizan, La Cité des Dames, 1405
4LANSON, Histoire de la littérature française, 1880
5Femmes et littératures, une histoire culturelle, sous la direction de Martine Reid, Folio, 2020
6 https://www.cairninfo/revue-societes-contemporaines-2010-2-page-39.htm