L’objet de l’interview consiste à évoquer les rapports entre un ancien manager de la haute performance (de 2018 à 2023) et l’Agence Nationale du Sport. Norbert Krantz a accepté de répondre à nos questions ; l’article fait suite à l’enquête de Libération parue le 14 juin 2024 et qui s’intitule « A la fédération française de handisport, le climat toxique d’un clan aux manettes ». Il s’inscrit également dans la continuité des articles parus dans le blog Libération de Norbert Krantz.
Pour Norbert Krantz, il s’agit de témoigner d’une affaire qui l’a conduit à quitter la sphère du haut niveau sportif, en renonçant à occuper son poste de chef de projet « Gagner l’or aux Jeux paralympiques de Paris 2024 ». Ils nous parait intéressant de pouvoir appréhender la façon dont il a vécu ses rapports avec l’Agence, au titre de sa fonction et durant toute la période de son mandat.
- En quelques mots, est ce que vous pourriez décrire comment vous avez collaboré avec l’Agence ?
- Au tout début (en 2018), les relations ont été très difficiles entre la fédération et l’Agence ; comme ce fut le cas avec beaucoup de fédérations, l’implantation « intercalée » de l’Agence comme nouvel interlocuteur dans le système français (à l’identique de UK Sport en GB) a posé des problèmes de partage et de reconnaissance des responsabilités. Certains Directeurs Techniques Nationaux ont moyennement apprécié de perdre ou d’avoir l’impression de perdre un certain nombre de prérogatives quant à la politique sportive de haut niveau qu’ils voulaient mettre en place. Le problème dans ce genre de situation, c’est que celui qui finance est également celui qui valide les projets. J’ai passé beaucoup de temps à aplanir les relations entre le DTN de la FFH et cette instance ; parce que d’une certaine façon, je pensais qu’en effet, il fallait apporter une énergie nouvelle dans le fonctionnement du haut niveau de performance -j’étais convaincu de son utilité - et parce que je comprenais que le ou les DTN soi(en)t perturbé(s) par le sentiment de perdre une partie de leur autorité ou de leur pouvoir de décision. J’ai assuré ce relais, ayant à l’époque l’écoute attentive de l’Agence ou plutôt du Manager de la performance paralympique (A.L.) en sachant que le risque était pour moi très important ; d’une part, parce que je ne voulais surtout pas faire penser à la Direction Technique de la fédération à laquelle j’appartenais que j’étais un « cheval de troie » -j’ai toujours défendu ses intérêts et je précise bien que c’est la FFH qui m’a recruté – mais également et d’autre part, parce que j’avais très vite compris que cette fédération avait besoin d’être accompagné pour atteindre le niveau de résultats escompté dans le cadre des Jeux paralympiques de Paris 2024. Il y avait une grosse marche à franchir. Durant cette période délicate, je me suis sans doute mis à dos une petite partie de la DTN ; heureusement j’avais le soutien indéfectible de l’Agence. C’est dans ce contexte et malgré un certain nombre de résistances que j’arriverais à faire accepter -avec l’assentiment de l’Agence et de son patron : Claude Onesta-, le principe de la création d’une cellule Haute performance. L’existence de cette cellule s’imposait en raison de deux considérations dont on ne peut nier l’importance : 1) la FFH était et est toujours en responsabilité de 14 sports paralympiques, c’est dire qu’il y a un risque de dispersion des forces ; 2) le haut niveau exige la mise en place d’un accompagnement de haute qualité et totalement individualisé.
- Que s’est-il passé ensuite ?
- Les Jeux de Tokyo ont dépassé nos espérances ; grosso modo, on a doublé le nombre de médailles entre Rio et Tokyo mais on a été en difficulté sur le gain des médailles d’or (une de plus seulement !). Normal pour une stratégie qui dans le cadre des Jeux de Paris visait dans un premier temps l’émergence d’une élite qui ne se résumerait pas à quelques sportifs (objectif de Tokyo) afin que dans un deuxième temps, on puisse traiter la question de la transformation des médailles d’argent et de bronze en Or. Nous étions donc « dans les clous ». A l’issue des Jeux, le DTN est remercié ; deux autres DTN suivront qui ne resteront pas en poste, puis celui qui fait office de référence aujourd’hui est arrivé. Il a fallu pendant tout le temps de ces nombreux changements, assurer la faisabilité du projet de haute performance et la pérennisation de la politique que nous avions jusqu’alors menée (l’accompagnement des acteurs du haut niveau) ; c’est dans ce contexte d’incertitudes permanentes et d’absence de véritable leader à la tête de la fédération, que j’ai en effet été amené à prendre certaines responsabilités et décisions…
- Votre tâche était ardue ?
- J’ai continué à œuvrer pour le bien de la fédération, parce que les enjeux étaient énormes (il fallait qu’elle puisse démontrer qu’elle était capable de relever le défi de la haute performance dans un contexte de haute concurrence) en contribuant au maximum de mes possibilités au développement de toutes les actions que l’Agence menait. J’ai été particulièrement favorable à tout ce qui a été proposé : au niveau socio-professionnel, dans le cadre de la collaboration avec les Maisons Régionales de la performance, en matière de formation dans le cadre d’une augmentation de la compétence de chacun, dans le cadre de l’investissement technologique et scientifique qui était concédé, etc. Je me suis positionné comme je l’ai toujours fait durant ma carrière, dans le prolongement des intérêts et besoins des sportifs et de leurs entraîneurs, en réponse immédiate aux demandes qu’ils exprimaient. Je précise que durant la première année de mon entrée en fonction, j’ai passé 4 mois entiers hors de chez moi, rencontrant chacun des acteurs dans le cadre de leur entraînement au quotidien, dans le cadre des stages nationaux et dans le cadre des compétitions.
- Quelles ont été les premières sources de désaccord ?
- Je pense dans l’instant aux sports collectifs ; l’Agence ne croyait pas du tout dans leur projet et ne souhaitait pas miser sur leur réussite : « Cela coûtait trop cher pour le gain d’une seule médaille » ! Ni au sujet du Cécifoot (championne d’Europe), ni au sujet du Basket fauteuil (qui démontrait un certain potentiel), ni même au sujet du Rugby fauteuil, pourtant double championne d’Europe après avoir battu l’équipe Anglaise championne paralympique à Tokyo ; il a fallu que je bataille pour qu’une chance leur soit donnée de prouver ce qu’ils étaient capables de faire. Ces trois équipes seront présentes aux Jeux de Paris 2024 avec quelques petites à bonnes chances de succès. Mais d’un seul coup, je découvrais que mon analyse et mon intuition d’expert suivant au plus près et en présentiel la dynamique de ces équipes ne pesait pas très lourd vis-à-vis de l’analyse parfois très distanciée des responsables de l’Agence (A.L. et C.G.). J’ai subi des pressions directes ou indirectes afin que des responsables de staff ou des entraîneurs soient remplacés ; la plupart du temps, je n’étais pas convaincu par les raisons qui m’étaient exposées. De manière générale, j’ai défendu la cause de mes pairs, surtout quand les moyens alloués étaient insuffisants ; il y avait tellement de bonne volonté chez eux et une marge certaine de progrès. Et puis des désaccords plus profonds se sont installées jusqu’à ce que je fasse comprendre aux personnes intéressées que d’une part, elles n’étaient pas mes supérieurs hiérarchiques et que d’autre part, je comptais au titre de la fédération que je représentais et des responsabilités qui étaient les miennes, conserver « notre » libre arbitre sur ce genre de question. Et puis je suis devenu, petit à petit, persona non grata, sans doute programmé pour être évincé avec l’arrivée du nouveau DTN et la complicité de la présidente. J’ai perdu petit à petit toutes mes responsabilités, abandonné finalement par l’Agence (de toutes façons, j’avais perdu le droit de contacter qui de droit à l’ANS et peut-être également perdu la possibilité d’être contacté par les différents agents de cette institution), je n’ai plus été invité à participer aux différentes manifestations mises en place par cette organisation alors que je continuais à gérer au quotidien la plus grande partie des potentiels Or.
- Comment a réagi Claude Onesta, le directeur de l’Agence, lorsqu’il a appris votre décision ?
- Claude, quelle déception pour moi ; je pensais qu’un lien de proximité et d’estime nous réunissait. Je reste un très grand naïf ; je luis écris le 20 novembre 2022 pour lui demander une audition, il m’écrit qu’il découvre la situation, me propose un entretien de 30 minutes à une date précise (le 2 décembre), or je suis en déplacement à l’international à ce moment précis, alors je lui demande de me fixer une autre date. Je n’obtiendrai aucune réponse, laissant place à tous les types d’interprétation possibles. Je luis écris une dernière lettre le 5 septembre 2023 pour lui annoncer que je suis parti, mais il ne me répondra jamais. Une seule personne du clan m’assurera de son estime : Yann Cucherat.
- Et votre correspondant direct, A.L., comment réagit-il quand il apprend que vous êtes démissionnaire ?
- Il m’appelle immédiatement après avoir appris la nouvelle pour me dire qu’il n’avait pas du tout œuvré à l’évolution de cette situation et qu’il était surpris par ma décision ainsi que par l’évolution du contexte. Je lui dis que je n’en crois pas un mot, que je l’avais déjà informé de ma difficulté à me situer dans le nouveau système, que je pense que ma tête avait été mise à prix avec l’arrivée du nouveau DTN et en petit comité… Il me dit qu’il souhaite conserver des liens d’amitié avec moi ; je lui rétorque que « je ne mange pas de ce pain-là » ! Je ne lui dirai pas ce que je pense de la façon dont ils m’ont tous ignoré dans les derniers instants de l’occupation de mon poste ; et pourtant, j’en aurais des choses à raconter. Pour moi, il s’agit d’une trahison. Me revient dans l’instant ce moment où je suis saisi par un SMS en pleine réunion / bilan d’un championnat du monde, afin que je puisse donner en aparté, mon avis personnel sur l’analyse des résultats fournis par la FFH. Et puis me reviennent toutes ces déclarations d’intention au sujet des moyens dont je pourrais disposer, lorsqu’après Tokyo, on me fit la promesse de consolider le staff d’experts qui pourraient accompagner la montée en puissance de nos sportifs et de leurs entraîneurs. Extraordinaire de constater à la longue, que ceux qui étaient le plus réfractaires à l’Agence Nationale du Sport au sein de la FFH, sont toujours en poste, ont parfois été « uploadés » et que la cellule haute performance a été rayé de la carte. Ne comptez cependant pas sur moi pour dévoiler l’objet de confidences et de discussions secrètes ; je considère qu’elles font partie de la sphère privée et qu’elles doivent le rester.
Photo de Norbert Krantz Agrandissement : Illustration 1
- Il m’appelle immédiatement après avoir appris la nouvelle pour me dire qu’il n’avait pas du tout œuvré à l’évolution de cette situation et qu’il était surpris par ma décision ainsi que par l’évolution du contexte. Je lui dis que je n’en crois pas un mot, que je l’avais déjà informé de ma difficulté à me situer dans le nouveau système, que je pense que ma tête avait été mise à prix avec l’arrivée du nouveau DTN et en petit comité… Il me dit qu’il souhaite conserver des liens d’amitié avec moi ; je lui rétorque que « je ne mange pas de ce pain-là » ! Je ne lui dirai pas ce que je pense de la façon dont ils m’ont tous ignoré dans les derniers instants de l’occupation de mon poste ; et pourtant, j’en aurais des choses à raconter. Pour moi, il s’agit d’une trahison. Me revient dans l’instant ce moment où je suis saisi par un SMS en pleine réunion / bilan d’un championnat du monde, afin que je puisse donner en aparté, mon avis personnel sur l’analyse des résultats fournis par la FFH. Et puis me reviennent toutes ces déclarations d’intention au sujet des moyens dont je pourrais disposer, lorsqu’après Tokyo, on me fit la promesse de consolider le staff d’experts qui pourraient accompagner la montée en puissance de nos sportifs et de leurs entraîneurs. Extraordinaire de constater à la longue, que ceux qui étaient le plus réfractaires à l’Agence Nationale du Sport au sein de la FFH, sont toujours en poste, ont parfois été « uploadés » et que la cellule haute performance a été rayé de la carte. Ne comptez cependant pas sur moi pour dévoiler l’objet de confidences et de discussions secrètes ; je considère qu’elles font partie de la sphère privée et qu’elles doivent le rester.
- Que deviendra l’ANS après les Jeux ?
- Je n’en sais rien et je m’en fous un peu. Mais il y a une chose de sûr, il va falloir améliorer le recrutement de ceux qui devront occuper des postes de responsabilité au sein de cet organisme. Casser le système des réseaux qui imposent des visons claniques ; rompre avec l’autoritarisme qui élimine ceux qui ne rentrent pas de façon parfaite dans le moule. Il faudra remettre de la diversité -de l’audace et du pouvoir de création- et de l’humanité dans le système décisionnel ; ne pas se départir des sages qui permettent à tout un chacun, de cheminer avec sérénité, en bénéficiant de l’expérience des « vieux ». Que les domaines de compétence liés au traitement de certaines tâches soient bien identifiés ; que la reconnaissance des qualifications de chacun soit respectée et que les éléments de personnalité et de parcours qui peuvent constituer une véritable valeur ajoutée (dynamisme et confiance) soient reconnues. Enfin, que la détermination des stratégies opératoires demeurent bien l’apanage de ceux qui les mettent en œuvre, sur le plan du terrain.