Chemin du 30 mars 2020
Le bureau des légendes
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Nous y sommes contraints. Le confinement nous oblige à voyager autrement. Dans nos pensées. Dans nos souvenirs. Dans les méandres de notre cerveau. Mais aussi dans notre studio, notre appartement, notre maison, en ouvrant un placard, en découvrant un carton rempli d’objets anciens, de vieilles fringues, de cadeaux jamais jetés, en tournant les pages d’un album photo poussiéreux, en s’émerveillant devant cette machine à écrire conservée dans un coin sombre de la cave, en souriant à la découverte d’antiques paniers en osier rarement utilisés, en filant au grenier où il doit y avoir encore ces panoplies de Zorro et de Blanche Neige, l’épée du vengeur masqué, la baguette de la méchante sorcière, pour les petits enfants qui tournent en rond .
Chacun tente de bourlinguer à sa façon dans les mètres carrés à sa disposition.
Moi, c’est le bureau. Mon périmètre d’isolement. Le cocon. La grotte. La tanière. Territoire restreint au relief familier et rassurant.
Je m’y réfugie comme dans une zone à défendre, une ZAD d’altitude avec son trésor escarpé : le mur du fond ! Il y a là un rempart contre la solitude, une cloison d’humanités, une muraille où je chine et m’échine : livres, atlas, brochures, revues, archives, bibelots, claviers, boîtiers, vinyles du siècle dernier...
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D’accord, ce n’est pas la bibliothèque de France, ni celle du Trinity College, mais tout de même une belle falaise à lecture, une cloison toute équipée, sur laquelle je pratique une varappe quotidienne et cérébrale.
C’est sportif !
Il faut parfois s’accrocher à tel ouvrage un brin abscon, pitonner sérieux, tirer sur les neurones, puis perdre pied, tomber de haut, se rattraper honteusement aux saillies d’un roman de gare, et finalement reprendre l’ascension en douceur, au fil d’une biographie élégante et fluide.
Il y a des blocs à éviter si l’on est tourmenté, des surplombs à tenter quand on a l’esprit dégagé : Proust c’est parfait les matins affamés, mais à contourner les soirs d’ébriété .
Mon rocher offre au choix de nombreuses voies, plus ou moins ardues. Il affiche toutes les strates horizontales et fissurées d’un terrain karstique, gris, blanc et ocre, les sédiments accumulés d’une vie calcaire, érosion et résistance, les sentiments empilés d’un passé de marne et de moraine, veines sèches et galeries secrètes. Il révèle les prises de tête et de passions, les fossiles d’un métier sans ronron.
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Spits, broches, pitons, coinceurs, crochets... En chaussons, je grimpe et remonte le temps.
Je croise une faune bizarre : mister Renart sorti du Moyen Age, maître corbeau et son gros calando, la biquette courage du père Seguin, la Rossinante pleine d’os du vieil hidalgo.
Me retournant sur la vallée j’aperçois la cabane de Robin à Sherwood, la sombre auberge des Thénardier à Montfermeil, la maison de George à Nohant, et cette mare diabolique, au coeur du Berry où fait surface le nautile de Nemo, planqué d’ordinaire vingt mille lieux sous les eaux.
Dans quelque cassure ou anfractuosité j’exhume les reliques de l’adolescence : le panier à munitions de Gavroche, la carriole du Grand Meaulnes, le Potez 25 de Guillaumet, le mégaphone de Dany Le Rouge ...
Plus haut, en tête de gondole, sculptés comme au Mont Rushmore, se détachent sur l’azur mille et un personnages héroïques et dissidents, de Jean Moulin à Jean Prévost, de Lucie Aubrac à Tom Morel, d’Henry Frenay au colonel Rémy, en n’oubliant jamais Sophie Scholl, Berty Albrecht, Danielle Casanova, Marie Reynoard, Léa Blain, Rosine Crémieux, Rose Jarrand, et toutes les femmes déportées ou «tombées à l’ennemi» comme il était dit à l’époque.
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Mais le panard, le grand kiff, l’ivresse ultime, je vous le dis, c’est la sortie au zénith, l’arrivée dans l’oxygène rare, le finish vertigineux dans le tournis des mots : souffler, et s’asseoir enfin avec les jongleurs fabuleux.
Fermez les yeux, oubliez le confinement...
Les rois de l’absinthe sont à vos côtés, sur la vire sommitale, jambes dans le néant. Paul et Arthur regardent les étoiles ; ils se shootent aux belles «Paroles» de Jacquot, le gonze à casquette et mégot.
Le temps est aboli.
Apo tombe du ciel, bandeau blanc et crâne blessé. Il refourgue ses calligrammes et ses alcools à Blondin : santé Tonio !
A la porte du garage, Charles offre les Fleurs du mal à Charles dont le coeur fait boum !
Y a d’la joie !
Dans la nuit et le brouillard, Ferrat chante «la fuite monotone et sans hâte du temps.»
Manset rame son vague à l’âme sur le lac savoyard de Lamartine.
Tout près de là, aux Charmettes, Rousseau découvre l’électro et lance les platines : «écoute ça Maman, c’est du lourd ! ». Mme de Warens pète un câble. Elle prèfère Léo qui l’appelle «jolie môme».
Léo, il est extra !
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Pendant ce temps, sur son nuage, dans des gradins de vapeur, casque sur les oreilles, Eugène refait le match ! Saccomano largue ses trémolos : « dddégggagement aérrrrien d’Albert Camus, conTTrrrôle parfait d’Aragon, Loulou échappe au tacle vicccciiieux de Brasillach, il lance en prrrrôôôfondeur Chateaubriand, le breton ignooore la supplique de Brassens et centre en retrait pour Cendrars au point de pppénnnalllty ; Houlalllllaaa il est à l’aizzze Blaise ! Il Rrrrrréésiste à Céline, aperçoit Montand démarqué, Hoooouuuuuhoouuuuuuuu extrrraôrrdinaire bicyclette d’Yvo Livi, le Papet a nettoyé la toile d’araignée, Abel Bonnard est dans les fraises !
???
Dites-moi les amis, c’est réellement bon pour la santé, le confinement ?
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