
Ascaris lumbricoides, Enterobius vermicularis, Taenia solum – les trois premiers mots en latin que j’ai retenus (après le homo sapiens sapiens).
J’avais 13 ou 14 ans et des cours de biologie humaine. Une certaine fierté gonflait l’arrogance de mon je adolescent. Savoir le nom des bêtes dans leur langue originale (des trucs si infects ne pouvaient que venir de la poussière lyophilisée du temps. Donc, en latin) compensait la terreur de mon je hypocondriaque. On m’expliquait que les lombrics, les oxyures et le ténia étaient coriaces, qu’ils arrivaient dans nos entrailles voyageant clandestins dans la bouffe mal lavée et la viande peu cuisinée, ou se cachant dans nos mains impropres suite au passage par le WC. La saleté abominable.
On faisait deux purges par an, au printemps et à l’automne : du vermifuge pour toute la famille, chien inclus. Puis, on nous a dit qu’il fallait pas se purger car les médicaments comme ça sont incapables de distinguer les bons des méchants. Ils agissent sur nos intérieurs comme les bombes nucléaires testées dans des atolls : ça crame les algues poisseuses comme les beaux coraux et les poissons mignons.
Mon latin n’a pas beaucoup évolué depuis. En revanche, la répugnance vis-à-vis toute espèce de parasite n’a cessé d’augmenter et c’est en germaphobe mature que je commence à faire usage des WC hexagonaux.
Je fréquente ces espaces normalement exigus, offrant des possibilités très limitées de personnalisation, avec l’impression que cette configuration cherche à renforcer la solitude des moments les plus intimes. Et jusqu’ici tout va bien : ma nature mélancolique s’adapte naturellement aux confinements les plus lugubres. Le problème arrive à la sortie, juste après tirer la chasse d’eau, quand je scrute la pièce et il n’y a pas de solution digne pour laver les mains. La poignée de la porte est, à ce moment-là, un vivier de latinismes. Et elle n’est pas seule : il y a l’interrupteur pour éteindre la lumière, la probable poignée de la porte de la salle de bain ou de la cuisine où, hélas, je trouverai un robinet soulageant.
Le pire s’ensuit : considérer qu’entre la chasse d’eau et l’évier lointain, il y aura beaucoup de gens qui se perdent dans le chemin. Chaque créature vivante est un potentiel hôte du parasitisme intestinal. On risque de perdre la confiance même dans les personnes qui nous sont les plus proches. Le péril est partout, la paranoïa à portée de main. Le monde transformé en complot pour nous salir et ainsi de suite. Enfin, je m’abstiens même de vous parler des poignées des portes du métro (qui n’existent pas d’où je viens, car les accès des transports en commun s’ouvrent sans qu’on ait besoin de les toucher).
Pour résumer, il n’y a plus de surface immaculée. En revanche, je n’avais jamais vu autant d’endroits où s’acheter des petits flacons de désinfectant pour les mains comme ici.