Après le traitement ignoble que l’Europe s’est efforcée d'offrir aux réfugiés en leur refusant le moindre droit de se sentir à l’abri ; après avoir grillagé nos frontières pour leur rendre mortelle toute tentative de se faire une place dans un pays où leurs enfants auraient une chance de connaître un avenir plutôt que vivre l’angoisse perpétuelle du présent ; après avoir renié tout ce qui faisait de nous une civilisation ; après avoir rasé, brûlé et « nettoyé » les « jungles » qui enfermaient une source de diversité ô combien précieuse, mais volontairement vouée à l’extinction, nous avons enfin opté pour la déchéance absolue en signant un accord avec la Turquie qui nous permettra de marchander bon réfugié contre mauvais réfugié moyennant une belle récompense de 6 milliards d’euros qu’on ne versera, sans doute, jamais.
Après avoir avalé un 49-3 sur la Loi Économie avec tout ce qu’elle impliquait comme économie de réflexion et gaspillage de ressources ; après avoir traité la population indignée par le projet de Loi Travail de « bidon » et prié pour la pluie le jour de la première manifestation, nous voilà spectateurs indifférents des évacuations violentes des étudiants par les forces de l’ordre.
La sénilité intellectuelle dans laquelle s’enfonce notre pays et notre Europe - cette peur épidermique, angoissante, terrorisante de l’étranger, de la jeunesse, peur de perdre la main, le contrôle, le pouvoir, ce miroir narcissisant de nos préoccupations égotiques, l’illusion de tenir encore la barre alors que la tempête nous emporte – nous montre à quel point le modèle que doivent calquer les bons élèves européens est un château de sable, une vaste fumisterie, un mannequin anorexique qui s’écroule sous le poids de sa robe.
Depuis trop longtemps, on avale des couleuvres. Elles sont accommodantes, elles emplissent nos intestins et nous tiennent au chaud. Mais à force de se multiplier, elles prennent la forme d’une véritable méduse. Tout humain qui les regarde est pétrifié d’horreur honteuse.
Car ce qui se profile, bien au-delà des restrictions des libertés individuelles - celle d’avoir une vie privée, bannie par la Loi Renseignement ; celle de se réunir pour collectivement exiger la justice, bannie par l’état d’urgence ; et, enfin, celle de réfléchir, supprimée sur simple appel d’un président d’université à la police – est une vaste prison dont nous sommes à la fois détenus et geôliers. Les murs de barbelés, physiques ou juridiques, qui sont censés nous protéger du malheur d’autrui, sont nos fers. La boue dans laquelle nous plongeons les étrangers en détresse est notre marécage. La honte, l’apostasie, l’ignominie sont nos faits d’armes, des balles tirés contre nous-mêmes, en plein cœur.
En fermant nos bras à l’Autre en détresse, nous fermons les yeux sur notre passé douloureux, mais porteur de renouveau dont nous sommes tous sortis vainqueurs. En fermant les facultés pour faire taire les jeunes, nous fermons notre route migratoire vers l’avenir, seule à même de nous sortir du marasme et d’insuffler un vent nouveau dans ce chant macabre qui emporte la partie, désormais apatride, des droits de l’homme.
Il est temps que ce barrage, dont nous prétendons nous irriguer, mais qui assèche notre sol bien plus que l’agriculture intensive, saute pour de bon. La goutte d’eau doit enfin faire déborder la vase. Cette fois, c’est trop !