Le truc avec les armes est simple: une fois créées, une fois produites, une fois mises en œuvre, elles doivent servir dans toute leur fonctionnalité. Au cours des temps on n'a cessé d'en inventer de toujours plus efficaces, et régulièrement les sociétés édictent des règles pour atténuer leur efficacité, soit en les bridant, soit en limitant les conditions de leur utilisation. Ça ne réussit jamais. Parce qu'on peut les débrider. Parce qu'il est impossible tant de contrôler que d'imposer que les limites fixées sont respectées. Parce que, enfin, il est impossible de faire que les personnes qui les détiennent et en usent sont bien celles qu'on supposait ou que, étant celles-ci, elles respecteront les limitations que les créateurs de ces armes fixent.
Considérez deux armes parmi les plus répandues dans le monde à l'heure actuelle, le fusil d'assaut AK-47 (ou son successeur le AK-74) et le pistolet-mitrailleur Uzi: le premier a été officiellement produit à plus de cent millions d'exemplaires, le second à plus de dix millions; on peut multiplier le nombre réel par au moins trois pour le premier, dix pour le second, tant il en existe d'imitations, de contrefaçons et de productions “non officielles” (productions “sous licence” très au-delà de celles nominales ou pour le second, poursuivies sous un autre nom après que l'entreprise qui l'inventa cesse officiellement de la produire). Et bien sûr, il y a le problème des marchés dits noir (illégal) et gris (formellement légal mais très mal contrôlé) qui font que ces armes se retrouvent des les mains de personnes peu scrupuleuses dès le départ quant aux limites d'utilisation fixées par les producteurs, les vendeurs et les autorités publiques, ce qui amène les utilisateurs légaux ç s"affranchir eux-mêmes de ces limites en cas de confrontation avec ces utilisateurs illégaux. Intéressant de savoir que parmi les utilisateurs “légaux” des Uzi figurent l'Iran (acquisition indirecte via la Belgique) et le Liban (acquisition initiale directe par des “alliés” locaux d'Israël). Quant aux AK-47, aux “kalachs”, il en existe tellement de par le monde que n'importe quel groupe armé dans le monde, militaire, para-militaire, criminel, en détient. Même l'armée des États-Unis, et même durant la Guerre froide, en a équipé certaines de ses troupes. Faut dire, la “kalach” et ses clones restent indépassables dans tous contextes comme armes à feu pour les combats rapprochés: ni la plus rapide, ni la plus précise, ni celle à la plus longue portée, mais assez bonne dans ces trois secteurs, et utilisable dans le froid, dans l'humidité, dans la poussière, presque sous l'eau.
Si vous avez lu l'article ou si vous connaissiez déjà les spécificités de l'arme, vous savez qu'elle a trois “niveaux de sécurité”: absolu, moyen et faible. Je ne sais pas ce qu'il en est des armées des autres pays, en France en tout cas, un miliaire est censé mettre son arme en sécurité absolue, c'est-à-dire dans la position où elle ne peut pas fonctionner, quand il n'est pas dans une situation où il devrait l'utiliser, ce qui est le cas le plus courant, y compris dans le cadre d'un conflit. D'autres groupes ont d'autres points de vues, notamment les guérilleros et les criminels, pour qui la vie est un perpétuel combat, et qui n'utilisent jamais ce niveau de sécurité, qui souvent même modifient leurs armes pour qu'elles ne puissent pas être en position de sécurité absolue. C'est dangereux car on peut déclencher involontairement un tir mais quand on vit en perpétuel risque de se faire canarder c'est plus prudent, la différence entre la vie et la mort peut se situer dans ce bref instant requis pour déverrouiller son arme. Bon. Ceci implique bien sûr que l'usage réel d'une arme correspond rarement à son usage formel car leurs utilisateurs légaux mandatés par les États ont souvent affaire à des utilisateurs illégaux qui se contrefichent des formes. Par exemple, sauf pour les gendarmes en opération de police un militaire français qui agit en dehors d'une zone de guerre est censé ne pas charger son arme (fusil ou pistolet) avant d'être en situation d'avoir a en faire usage, or les militaires participant à ce qui se nommait il y a peu encore “plan Vigipirate” (en théorie ça existe encore mais l'“opération Sentinelle” mise en place en 2015 de est d'une nature tellement différente que de fait elle s'est substituée à “Vigipirate”) mettent leurs chargeurs en place quand ils patrouillent ou sont en faction dans les rues en France, pays censément “hors zone de guerre”. Le motif censé justifier cette pratique illégale est que le danger à prévenir ou à contrer, le “terrorisme”, est le fait de groupes organisés qui ne respectent pas les règles. Bon mais c'est aussi le cas des criminels, avec une telle logique on devrait alors armer tous les citoyens “non criminels” et “non terroristes” avec des armes de guerre chargées. Sinon qu'on ne sait jamais d'avance si un citoyen est un criminel ou un terroriste...
le “plan Vigipirate” illustre parfaitement mon propos: une arme “sécurisée” ne l'est que pour autant qu'on peut se permettre de la “sécuriser”, or ça n'advient que rarement, qu'on puisse réellement la “sécuriser” de la manière dont on est censé le faire. Parce que les possesseurs d'armes qui devraient censément respecter les règles concernant le “niveau de sécurité” ont souvent affaire à des personnes qui n'ont jamais l'objectif de les respecter, ce qui les amène à ne pas les respecter eux-mêmes, cela non de leur propre chef mais sur ordre ou sur recommandation des personnes qui fixent les règles et de celles qui ont la charge de les faire respecter. Les militaires français ne les enfreignent pas de leur propre initiative, ils le font sur ordre de leurs chefs qui le font parce que les prescripteurs de règles leurs disent de le donner cet ordre. Attention! Ils n'enfreignent pas ces règles légalement, en ce cas ce ne serait plus une infraction, c'est plus compliqué: la règle demeure mais dans certaines circonstances il est possible de la “suspendre temporairement” sinon que les suspensions de règles c'est comme le refroidissement des fûts de canon, ça prend “un certain temps”. Et dans le cas indiqué, le “plan Vigipirate” et son extension “opération Sentinelle” de 2015, ce “certain temps” est devenu un “temps certain” puisque, activé en 1995, “Vigipirate” qui est censé ne durer que temporairement n'a pas été désactivé depuis, soit, en ce tout début d'année 2023, depuis bientôt vingt-huit ans. En fait, cette “situation exceptionnelle” est devenue, du point de vue des autorités politiques, une situation tellement ordinaire, tellement non exceptionnelle, qu'en février 2014 on a laissé tomber l'ancien système où justement il y avait possibilité d'une “sécurité absolue” au sens indiquée pour les armes, une sécurité de verrouillage de l'instrument, son “désarmement”, l'arrêt de la mobilisation de militaires dans le cadre du “plan Vigipirate”: avant il y avait cinq “niveaux”, de “blanc”, “risque zéro”, à “écarlate”, “menace certaine” et permanente; depuis on a eu d'abord deux “niveaux”, ceux ordinaire, “vigilance”, correspondant aux niveaux “jaune” et “orange” de l'ancienne règle, donc disparition du niveau “blanc”, et extraordinaire, “menace caractérisée”, correspondant aux niveaux “rouge”, “menace hautement probable” et “écarlate”, “menace certaine”; en décembre 2016 s'est ajouté un troisième niveau, celui «plus blanc que blanc», disait Coluche pour un autre sujet, en ce cas “plus écarlate qu'écarlate”, une “menace plus certaine que certaine”.
Pour reprendre mon exemple de l'AK-47, on avait donc une arme, le “plan Vigipirate”, avec trois “niveaux de sécurité”: le niveau 0, désactiver l'arme, les niveaux 1 et 2, l'activer à bas niveau, “au coup par coup”, et les niveaux 3 et 4, l'activer en rafale; en 2014 on a officiellement limé la sécurité absolue permettant de désactiver l'arme, et en 2016 on a ajouté un niveau “déverrouillage absolu”, et rendu presque inopérante la sécurité “au coup par coup”. Ce qui, cela dit, ne faisait que rendre officiel un état de fait, l'activation permanente de “Vigipirate” aux niveaux 3 ou 4 à partir de 2005, tenant compte de ce que, comme dit, son activation permanente, donc au moins au niveau 1, date de 1995.
J'ai un adage contradictoire de l'adage populaire sur le sujet: qui veut la guerre prépare la guerre. On pourrait d'ailleurs presque le formuler en: qui veut la guerre prépare la paix. Mais une “paix armée”, donc une non paix. J'ai un autre adage allant aussi contre la “sagesse des nations”: on n'apprend pas, ou on apprend très peu, de ses erreurs. À quoi l'on peut ajouter: on n'apprend jamais des erreurs des autres. La dernière remarque découle d'un fait évident: “JE” n'est pas “AUTRE“, n'est pas “les autres”. Comme l'a dit un de nos poètes, «Je est un autre», donc «Autre est un “je”»: ce qui vaut pour “autre” vaut pour “je”, donc si “je” agit comme “autre” alors il lui adviendra ce qui advint à “autre”. On apprend quand même de ses propres erreurs si du moins elles se répètent rapidement, et si le ratage de la seconde est égal ou supérieur à celui de la première. Pour les erreurs des autres, impossible d'apprendre d'elles, 1) parce que ce sont des erreurs, et 2) parce que ce sont des autres.
Dans les métiers dits manuels, c'est-à-dire ceux où le corps participe au moins autant que l'esprit, un bon maître montre à ses élèves le bon geste pour parvenir à un certain résultat mais ne montre pas les mauvais gestes ni n'en parle trop car il sait qu'on n'apprend rien des erreurs des autres. En revanche il laissera ses élèves essayer d'autres gestes, d'abord parce qu'il n'y a pas qu'une seule bonne manière de faire les choses, donc si tel élève se sent plus à l'aise en faisant un autre bon geste, autant qu'il le trouve, ensuite parce qu'il a quelque chance, en faisant de ou trois fois la même erreur, d'en apprendre quelque chose, enfin parce qu'il pourra ainsi savoir si tel élève est du genre à ne jamais apprendre de ses erreurs, ce qui dans un métier manuel est rédhibitoire, la principale et selon moi seule différence entre les métiers dits manuels et ceux dits intellectuels étant que dans les premiers la vérification de la réussite ou de l'échec est immédiate. Et justement, dans les métiers, disons, à réalisation différée, d'évidence ça n'est pas immédiat. Certes il est des manières de faire dont on peut d'avance savoir qu'elles ne permettront pas d'obtenir le résultat escompté, dans les autres cas on ne pourra le vérifier qu'après un délai parfois important car la réalisation effective a lieu plus tard et souvent ailleurs. C'est le cas pour ce qui a rapport aux armes et à leur usage, on établit les règles d'usage mais ce sont d'autres personnes et dans des contextes réels indéterminés, imprévisibles, qui sont censées les respecter et les appliquer.
On n'apprend pas des erreurs des autres dans les activités à résultat différé parce que ce sont des autres et que ce sont des erreurs. Comme dit à propos des activités à résultat immédiat, il faut commettre des erreurs pour comprendre que s'en sont; c'est tout aussi vrai dans celles à résultat différé, dans ces cas la seule manière de ne pas faire d'erreur est de ne pas faire ce qu'on fait les autres pour aboutir à cette erreur. La raison pour laquelle dans ce genre d'activités on ne peut éviter de faire des erreurs est qu'on situe toujours mal le lieu du problème, précisément parce qu'on le situe. Dans les activités à résultat immédiat il y a toujours moyen de “situer le problème”; non que ce soit certain mais du moins, on peut en modifiant le processus de réalisation faire qu'on parvient à obtenir le résultat souhaité. La fameuse méthode d'apprentissage par essai et erreur. Tiens ben, je vais ressortir une citation de mon auteur favori:
«Dans le langage courant, non technique, le mot “apprendre” s'applique souvent à ce que nous appelons ici “apprentissage zéro”, c'est-à-dire à la simple réception d'une information provenant d'un événement extérieur, d'une façon telle qu'un événement analogue se produisant à un moment ultérieur (et approprié) transmettra la même information : par la sirène de l'usine, j'apprends qu'il est midi.
Il est également intéressant de constater que dans le cadre de notre définition bon nombre de systèmes mécaniques simples font montre au moins du phénomène d'apprentissage zéro. La question n'est pas: “Les machines peuvent-elles apprendre?” mais plutôt: “Quel niveau ou quel ordre d'apprentissage peut être réalisé par une machine donnée?” En ce sens, il est utile d'examiner ici un cas extrême, quoique hypothétique:
Le “joueur” d'un jeu du type de von Neumann est une fiction mathématique, comparable à la ligne droite dans la géométrie euclidienne ou à la particule dans la physique newtonienne. Par définition, il a la capacité d'effectuer tous les calculs nécessaires pour résoudre n'importe quel problème posé par les événements du jeu; il est incapable de ne pas effectuer ces calculs, à chaque fois qu'ils sont nécessaires; il s'y fie et agit toujours selon les résultats de ceux-ci. Un tel “joueur” reçoit l'information provenant des événements du jeu et agit de façon appropriée sur celle-ci. Cependant son apprentissage est limité par ce que nous appelons ici apprentissage zéro.
Un examen de cette fiction formelle contribuera à notre définition de l'apprentissage zéro.
- Le “joueur” peut recevoir, des événements du jeu, une information d'un type logique supérieur ou inférieur, et il peut s'en servir pour prendre des décisions d'un type logique supérieur ou inférieur. Autrement dit, ses décisions peuvent être soit stratégiques, soit tactiques, et il peut identifier et répondre aux indications à la fois tactiques et stratégiques de son adversaire. Il est vrai cependant que dans la définition formelle d'un jeu von Neumann tous les problèmes qui se posent dans le cadre du jeu sont conçus comme calculables: autrement dit, alors même que le jeu contient des problèmes et des informa1tions de plusieurs types logiques différents, la hiérarchie de ces types est strictement finie (limitée).
Il semble donc qu'une définition de l'apprentissage zéro ne dépendra ni des types logiques de l'information reçue par l'organisme ni de celle des décisions appropriées que celui-ci peut prendre. Un ordre supérieur (mais limité) de complexité peut caractériser un comportement approprié, basé simplement sur l'apprentissage zéro. - Le “joueur” peut estimer la valeur de l'information dont il pourra tirer parti et apprécie aussi qu'il a intérêt à obtenir cette information en effectuant des mouvements “exploratoires”. Par ailleurs, il a la possibilité d'effectuer des mouvements d'essai ou d'atermoiement, en attendant de recevoir les informations nécessaires.
Il s'ensuit qu'un rat, par exemple, engagé dans un comportement exploratoire, peut agir de la sorte uniquement sur la base d'un apprentissage zéro. - Le “joueur” peut estimer qu'il est profitable d'effectuer un mouvement au hasard. Dans le jeu de monnaie, il appréciera que, en choisissant au hasard “pile” ou “face”, il aura des chances égales de gagner. S'il utilise un plan ou un modèle, cela se manifestera comme modèle ou redondance dans la séquence de ses mouvements et son adversaire en recevra l'information. Le “joueur” choisira donc de jouer au hasard.
- Le “joueur” est incapable de commettre une “erreur”. Il peut choisir pour de bonnes raisons d'effectuer soit des mouvements exploratoires, soit des mouvements au hasard, mais est par définition incapable d'“apprendre à travers un processus d'essai-et-erreur”.
Si nous supposons que par rapport à l'apprentissage le mot “erreur” a la signification que nous lui avons donnée en disant que le “joueur” est incapable de commettre une erreur, le processus d'“essai-et-erreur” est donc exclu du répertoire du joueur de von Neumann. En fait, ce type de joueur nous amène à cerner de plus près ce que nous appelons apprentissage par “essai-et-erreur” et ce que nous entendons par “apprentissage” en général. La signification supposée du mot “erreur” est loin d'être banale et mérite d'être examinée plus attentivement.
Il existe une possibilité où le joueur peut avoir tort: il peut notamment prendre une décision sur la base des calculs de probabilité et effectuer un mouvement qui, à la lumière des informations restreintes dont il dispose, a le plus de chances d'être correct. Mais lorsqu'il disposera d'un grand nombre d'informations, il risque de s'apercevoir qu'il n'en était pas ainsi. Cependant. cette découverte ne contribuera en rien à l'amélioration de sa compétence future. Par définition, le joueur a utilisé correctement toutes les informations disponibles. Il a correctement évalué les probabilités et a effectué celui des mouvements qui avait le plus de chances d'être correct. Découvrir qu'il s'est trompé dans tel cas particulier n'aura aucun effet sur les situations à venir. Lorsque le même problème se posera par la suite, le joueur refera correctement les mêmes calculs et parviendra à la même décision. De plus, l'ensemble de possibilités dans le cadre duquel il devra faire son choix sera le même, et ainsi de suite» (Gregory Bateson, Vers une Écologie de l'esprit, article «Les catégories de l'apprentissage et de la communication», partie «L’apprentissage des ordinateurs, des rats et des hommes»).
Mises en exergue de l'auteur. Dans un billet non encore publié, «Pourquoi les sociétés ne résolvent pas leurs problèmes par la raison», j'explore ces questions de la raison et de la rationalité et entre autres du fait que la rationalité des sociétés n'est pas celle des individus, parfois elles se rencontrent, souvent non. Parmi leurs priorités les sociétés visent la sécurité, à leur sécurité; parmi leurs priorités les individus visent la liberté, leur liberté. On peut dire que pour les sociétés la sécurité représente une fin, la liberté pouvant parfois être un moyen, parfois non, et l'inverse pour les individus. Sous un aspect, les individus et les sociétés parlant de liberté et de sécurité parlent des mêmes objets, sous un autre non, les priorités des un n'étant pas celles des autres. S'y ajoute qu'un moyen est toujours sa propre fin et qu'une fin requiert toujours un moyen, d'où: si on vise une certaine fin peu importe le moyen, celui-ci aura son autonomie donc sa propre fin, et quand on use d'un certain moyen peu importe sa propre fin si elle diverge de la fin qu'est ce moyen. Qui veut la paix ne doit pas préparer la guerre car qui prépare la guerre aura la guerre.
Comprenons-nous: je n'ai pas d'opinion tranchée sur la question, j'ai tendance à supposer que la paix vaut mieux que la guerre mais ni l'une ni l'autre ne sont des “choses en soi”. La loi française détermine deux sortes d'armes, celles “par nature” 'dans Wikipédia, “arme” tout court) et celles “par destination”, c'est-à-dire les objets ou techniques conçus en tant qu'armes et ceux conçus pour un autre usage et utilisés comme armes. Soit dit en passant, l'inverse est tout aussi vrai, une arme “par nature” peut servir à un autre usage: un marteau peut devenir une arme, un pistolet peut servir comme marteau. Factuellement, toute arme l'est “par destination”, c'est un artefact, une extension “non naturelle” destinée à améliorer ou acquérir une capacité “naturelle”. Les griffes ne sont pas des “armes naturelles” en ce sens qu'elles ne sont pas apparues chez les vertébrés pour servir d'armes d'attaque ou de défense, mais de fait elles peuvent servir à l'attaque ou la défense; un couteau est une sorte de griffe artificielle et comme tel peut avoir les mêmes usages qu'une griffe naturelle: gratter le sol ou l'écorce d'un arbre, assurer une meilleure prise, etc., et aussi, donc, perforer ou érafler un autre individu pour l'attaquer ou s'en défendre. Possible que certaines extensions (tant objets que comportements) aient été dès l'origine très ancienne de leur invention conçues en tant qu'armes mais du fait même qu'elles miment des parties du corps ou des capacités polyvalentes elles sont aussi, dès le départ polyvalentes, à l'instar du marteau n'importe quel objet peut devenir une arme, à l'instar du pistolet n'importe quelle arme peut devenir autre chose, avoir un usage autre. La différence qu'établit la loi française, et celle de presque toutes les sociétés, correspond moins à une “différence de nature” qu'à une différence d'intention; quand on acquiert une “arme par nature” on peut difficilement prétendre qu'on ignorait qu'elle est conçue initialement pour faire usage d'arme, conçue pour blesser ou tuer. Ça ne dit rien des intentions “réelles” de l'acquéreur, mais ça dit que la fin “réelle” n'efface pas la réalité du moyen: un objet destiné à un usage d'arme. Comme dit, un moyen est sa propre fin, et comme il m'arrive de le dire, contrairement à ce qu'en prétend l'adage l'intention ne compte pas, seule compte l'action. Dans la pièce où je rédige ce billet, qui n'est pas ma résidence habituelle, il y a trois sabres; à mon domicile j'ai de nombreux couteaux dont deux sont de la dimension du plus court de ces trois sabres et sont suffisamment solides, lourds et tranchants pour me permettre de découper un os. Les sabres sont des armes “par nature”, selon la définition qu'en donne l'article 132-75 du Code pénal, alinéa 1: «Est une arme tout objet conçu pour tuer ou blesser». Les deux alinéas suivants sont équivoques:
«Tout autre objet susceptible de présenter un danger pour les personnes est assimilé à une arme dès lors qu'il est utilisé pour tuer, blesser ou menacer ou qu'il est destiné, par celui qui en est porteur, à tuer, blesser ou menacer.
Est assimilé à une arme tout objet qui, présentant avec l'arme définie au premier alinéa une ressemblance de nature à créer une confusion, est utilisé pour menacer de tuer ou de blesser ou est destiné, par celui qui en est porteur, à menacer de tuer ou de blesser».
L'alinéa 3 est triplement équivoque, relativement aux alinéas 1 et 2, et relativement à ce que peut signifier «menacer de blesser ou tuer». Cette dernière équivoque est volontaire et sert notamment pour spécifier une circonstance aggravante quand une attaque “à main armée” a lieu avec une arme factice peu susceptible de représenter une menace réelle de mort ou de blessure: la possibilité de tuer ou blesser est presque nulle mais la menace au double sens, le discours menaçant et le risque de mort ou de blessure (crise cardiaque, chute dans une tentative de fuite...), sont réels, dès lors que la personne menacée croit réellement que cet objet est une arme. Les deux autres équivoques sont peut-être involontaires, je ne sais pas: le “assimilé“ de l'alinéa 3 renvoie-t-il à celui du précédent ou signifie-t-il “est considéré comme une arme par nature”? M'est avis que si ce n'est pas volontaire tant le législateur que le juge, voire l'avocat, y trouvent leur compte, ça permet tantôt d'arguer qu'il y a circonstance aggravante pour les armes factices peu susceptibles de blesser ou tuer, tantôt atténuante pour un instrument réellement similaire à une arme dans sa forme et dans son usage, qui ne pourrait être considéré comme une “arme par nature”. Je ne me suis jamais servi de mes gros couteaux pour tuer ou blesser ni pour menacer de le faire mais si je les rapporte au sabre court mentionné, force m'est de constater que leur “nature” me paraît très similaire, je pourrais très bien découper mes gigots avec le sabre et aisément découper des gens avec mes couteaux. Disons, si une personne ayant l'intention de tuer ou blesser un tiers se procurait pour ce faire un grand couteau de boucher, quelle serait la “nature” de cet objet? Autant que je sache les couteaux de cuisine ou de boucherie ne sont pas vendus par des armuriers, donc ne sont pas considérés des “armes par nature”. De l'autre côté le Code de la sécurité intérieure définit quatre catégories d'armes, de celles dont la détention privée est interdite à celles que l'on peut détenir librement mais “sous condition”. On y classe tout «objet pouvant constituer une arme dangereuse pour la sécurité publique». Bon. Un marteau me semble très susceptible de constituer un tel danger. Un pistolet en plastique aussi: si je sors un pistolet à eau imitant très bien un pistolet réel pour en menacer une foule, je risque de provoquer une panique tout aussi meurtrière qu'avec un “vrai” flingue.
J'en cause pour mettre en évidence que toute règlementation sur les armes et leur usage est un compromis bancal entre les désirs des sociétés et ceux des individus, et une tentative tout aussi bancale, et très précaire, de réduire l'écart entre ces désirs et la réalité effective. En outre, tant les sociétés que les individus ne convergent pas, il est des sociétés tendanciellement pacifistes, d'autres tendanciellement bellicistes, des individus plutôt portés vers la non-violence, d'autres plutôt vers la violence. Et bien sûr on peut converger dans l'intention et diverger dans l'action, d'où ma proposition, l'intention ne compte pas: si on veut la paix on doit “préparer la paix” car préparer la guerre c'est se mettre en situation de la provoquer. Vous avez entendu parler de ce concept apparemment aberrant de “guerre préventive”? Il n'en a pas que l'apparence. Comme le dit l'article de Wikipédia, c'est «une guerre initiée avec la croyance qu'un conflit futur est inévitable, bien que non imminent». Donc, on initie une guerre actuelle pour supposément éviter une guerre future. Résultat, cette guerre ne “prévient” rien, elle réalise ce qu'elle est censée éviter: une guerre. J'aime beaucoup le second alinéa de cet article:
«À cause du caractère spéculatif de la guerre préventive et la menace qu'incarne l'adversaire pouvant ou non être avérée, ce type de guerre est considéré comme illégal par le droit international. Le débat sur le fait qu'une guerre soit préventive, préemptive ou d'agression peut être très controversé».
Le “débat” en question est purement byzantin car dans le droit international actuel toute guerre est illégale, donc peu importe ce qu'en disent les initiateurs, les populations attaquées et les observateurs plus ou moins impliqués, d'un sens toute guerre est “préventive”, est censée prévenir “quelque chose”, et en tout cas toute guerre est “spéculative”, l'initiateur spécule qu'il a “quelque chose” à y gagner ou “quelque chose” à ne pas perdre. Au fait, la notion de “guerre préemptive” est aussi aberrante et ne se distingue de celle “préventive” que par la croyance: dans un cas on croit ou prétend croire qu'il y a menace mais on ne parvient pas à en persuader d'autre entités politiques, dans l'autre on croit ou prétend croire la même chose mais on apparaît plus convaincant, ou au moins on parvient à susciter l'adhésion de plus d'entités politique. Wikipédia:
«Une guerre de préemption est une guerre débutée dans le but de repousser ou de vaincre une offensive ou une invasion perçue comme imminente, ou pour obtenir un avantage stratégique dans une guerre qui semble imminente (prétendument inévitable) peu de temps avant que cette attaque ne se matérialise».
Comment dire? Le “caractère spéculatif” de la préemption guerrière n'est pas vraiment moindre, et dans les deux cas l'agresseur est bien l'entité politique qui prétend qu'il y a une menace imminente et certaine, la différence étant dans la plus ou moins grande vraisemblance de la supposée menace, et dans les deux cas l'agresseur réel est celui qui prétend être menacé. Bon mais de toute manière la très grande majorité des guerres se justifie par l'évitement d'un péril imminent, le pays qui déclenche la guerre prétend presque toujours le faire parce qu'il est menacé de quelque manière, au minimum dans ses intérêts. Disons, il y a deux sortes de guerres, celles où les adversaires ont une “égalité de point de vue” et celles où les points de vue divergent, les guerres interétatiques et celles d'autre sorte (guerres civiles, de conquête, coloniales...). Dans celles que l'on peut qualifier d'interétatiques les deux parties considèrent être égales en tant qu'entités politiques et dans leur conception de la guerre, tant dans les moyens que les méthodes. Non qu'elles se supposent égales en force ni en intentions.
Le cas actuel, en ce début d'année 2023, de la guerre qui oppose la Russie et l'Ukraine, ainsi que celle antérieure, en 2003, qui opposa les États-Unis et l'Irak, sont de bons exemples de guerres interétatiques. Dans ces deux conflits, les deux parties sont formellement des égaux, avec un même type d'entité politique, des “États-nations” structurés et solides, des armées similaires et des manières de faire la guerre équivalentes; que l'une des parties – dans ces deux cas, celle agressée – soit nettement plus faible donc peu susceptible de “gagner la guerre”, considérant que dans le cas actuel l'agresseur, la Russie, ne semble pas non plus en capacité de la gagner – de réaliser pleinement ses buts de guerre –, ce qui résulterait d'une certaine manière en une “victoire” de l'Ukraine, si le fait de ne pas perdre peut signifier proprement gagner. Dans les deux cas on a d'ailleurs une guerre “préventive” ou “préemptive”, les deux agresseurs prétendant qu'il y avait un risque “réel et sérieux” de menace de l'autre partie vers eux ou leurs alliés, mais je le disais, presque tous les agresseurs prétendent agir pour une raison de cette ordre, même quand ça paraît extrêmement peu crédible. Les deux guerres qui opposèrent l'Afghanistan aux deux agresseurs des deux autres conflits, la Russie dans son incarnation antérieure d'URSS, puis les États-Unis, sont de l'autre sorte, on a ici deux entités très inégales dont l'une, l'agressé, ne peut en aucun cas représenter une menace réelle et sérieuse pour l'autre, dont la structure politique est très différente et dont les moyens et méthodes de guerre n'ont rien de commun. Ça n'induit rien quant au résultat du conflit, dans ces deux là on peut dire que si l'agresseur a prétendu avoir gagné la guerre il n'a pas atteint les buts qu'il s'était fixés, et après un temps assez long – une décennie la première fois, près de deux la seconde – a du se retirer en laissant une situation pire qu'avant pour sa sécurité et celle de ses alliés. Selon moi, une guerre ne se gagne jamais, au mieux peut-il y avoir à un instant donné victoire par les armes d'une des parties, et puis? Dans le meilleur, ou le moins pire, des cas, chacun rentre chez soi pour (tenter de) réparer les dégâts causés par le conflit, sinon le “vainqueur” voudra tirer avantage de sa victoire, ce qui créera de la rancœur chez le vaincu, lequel tentera ensuite de le lui faire payer; si (exemple de la deuxième guerre mondiale) le “vainqueur” est un tard venu qui veut non seulement faire payer son intervention aux vaincus mais aussi à la partie dont il se fit l'allié, il finira par se mettre tout le monde à dos – ni les Soviétiques à l'est, ni les Étasuniens à l'ouest ne tirèrent autant profit qu'ils l'espérèrent de leurs “alliés” de part et d'autre du “rideau de fer”, on aime bien les vainqueurs juste après la victoire mais on n'aime pas trop qu'ils en profitent pour s'incruster, imposer leurs conditions à et faire passer à la caisse leurs “amis”. Et bien sûr, si le vainqueur est l'agresseur la victoire n'est pas la fin mais le début des problèmes pour lui...
Il y a trois raisons certaines qui rendent la sécurisation des armes illusoire: quoi qu'en souhaitent les législateurs, toute extension sera utilisée dans toutes ses capacités, y compris celles non prévues par leurs inventeurs (un pistolet n'est pas conçu pour servir d'arme contondante ni pour enfoncer des clous mais faute de disposer d'un outil dédié peut servir, et sert souvent, de matraque ou de marteau); les lois restreignant l'usage des armes existent parce que le législateur n'ignore pas que celles-ci sont effectivement utilisées sans respecter les règles de leur utilisation; les coûts de conception, de fabrication et de maintenance des armes est tel qu'on doit les “amortir” en les vendant à des tiers qui, le cas échéant, en auront un usage autre que celui qu'ils se sont engagés à avoir, y compris au détriment du vendeur.
J'évoquais les Uzi et les AK-47: en Afghanistan les Soviétiques avaient en face d'eux des combattants largement équipés de cette arme, et bien sûr les groupes rebelles des anciennes républiques d'URSS avaient à leur disposition un arsenal composé d'armes soviétiques; et pour les Uzi, comme mentionné, au Liban les soldats israéliens eurent face à eux des groupes armés détenant des Uzi et d'autres matériels de guerre fabriqués par leur pays, et leur principal ennemi régional, l'Iran, possède des armement israéliens, une partie importante de ces armements étant acquise en toute légalité, vendue ou donnée directement ou indirectement par Israël. Dans un autre billet, publié ou non je ne me souviens pas, je discute de ce poncif, «les ennemis de mes ennemis sont mes amis», pour constater que ça se vérifie rarement: les ennemis de mes ennemis peuvent dans certains cas être mes alliés mais la détestation commune d'un même adversaire est une convergence trop restreinte et trop circonstancielle pour constituer la base solide d'une amitié. Au tout début de ce XXI° siècle, pour des raisons diverses dont notablement une supposée convergence dans la définition d'un ennemi commun, le “terrorisme islamiste”, États-Unis et Union européenne on privilégié leur “amitié” avec la Russie à celle avec l'Ukraine, censément plus proche politiquement, et préféré vendre des armes à la première qu'à la seconde, selon ce principe faux que, donc, la commune inimitié fait une commune amitié, et une “amitié” d'une sorte préférable à la commune idéologie politique. Deux décennies plus tard les choses ont changé sur le plan “amical” mais ça n'empêche en rien la Russie de disposer d'armes et de technologies aimablement vendues à elle par l'Union européenne et les États-Unis. Certes, ces derniers ont décrété un embargo sur les composants électroniques qu'ils ont vendu à la Russie il y a quelques lustres mais comme le principal producteur de composants de cette sorte est actuellement la Chine, laquelle a toujours “une certaine amitié” (pour l'instant...) avec la Russie et un respect très modéré des décisions géopolitiques prises par les États-Unis ou même par l'ONU, cet embargo a une efficacité très limitée. Bien savoir choisir ses amis, une tâche difficile...
Ce problème de la diffusion “légale” d'armes vers des entités d'une fiabilité modérée est principalement lié à la troisième raison, d'où une assez facile supposition de “fiabilité” d'entités politiques douteuses: quand on doit amortir les coûts pour sa propre dotation en armes, on cherche des clients dont la principale fiabilité est commerciale: des clients capables de payer et connus pour honorer ce type de dettes. Après, la fiabilité sur les questions de l'usage de ces armes ou sur leur destination réelle est très secondaire, en fait, de nul intérêt: si l'Arabie Séoudite peut être cliente des États de l'UE, cliente des États-Unis et même cliente d'Israël ça n'a pas trait à sa fiabilité politique et idéologique mais au fait qu'elle est très fiable en ce qui concerne les paiements. Résultat: quand les États-Unis ou l'Union européenne engagent des troupes contre des “mouvements terroristes islamistes” elles ont pas mal de chances (ou risques) de recevoir des balles, obus et roquettes de leur fabrication tirés par des armes venant de chez eux. Et même dans le cas d'entités politiques formellement moins douteuses il y a problème: pour mémoire l'Iran, à l'époque déjà considéré comme douteux par Israël et “dans le mauvais camp” du point de vue de l'UE lors de la guerre Iran-Irak de la décennie 1980, a doté son armée de fusils Uzi par l'entremise de la Belgique, pourtant membre de l'UE. Eh quoi! Quand on modernise son arsenal il faut bien financer la dépense, par exemple en revendant un armement un peu obsolète mais toujours fonctionnel et efficace, même à un pays considéré douteux...
La loi française sur la classification des armes tient compte de l'écart entre la diffusion et l'utilisation formelles des armes et celles réelles. La catégorie A est celle des «matériels de guerre et armes interdits à l'acquisition et à la détention». Enfin presque: «interdits à l'acquisition et à la détention, sous réserve des dispositions des articles L. 312-1 à L. 312-4-3 du présent code». En fait il y a beaucoup d'exceptions:
«Article L312-2
L'acquisition et la détention des matériels de guerre, armes, munitions et de leurs éléments relevant de la catégorie A sont interdites, sauf pour les besoins de la défense nationale et de la sécurité publique. Un décret en Conseil d'État définit les conditions dans lesquelles l'État, pour les besoins autres que ceux de la défense nationale et de la sécurité publique, les collectivités territoriales et les organismes d'intérêt général ou à vocation culturelle, historique ou scientifique ainsi que, pour des activités professionnelles ou sportives, des personnes peuvent être autorisés à acquérir et à détenir des matériels de guerre, armes, munitions et leurs éléments de catégorie A. Il fixe également les conditions dans lesquelles des personnes peuvent acquérir et détenir, à des fins de collection, des matériels de guerre. Ces dérogations sont accordées sous réserve des engagements internationaux en vigueur et des exigences de l'ordre et de la sécurité publics».
Les lois ne fixent pas les usages mais les constatent et tentent autant que possible de les encadrer. De ce qu'il en semble, les autorités françaises souhaiteraient proscrire la détention privée des armes de la catégorie A mais le législateur se confronte à lui-même: les collectionneurs d'armes appartiennent à tous les milieux dont ceux d'où viennent les faiseurs de lois, qui ne sont pas des Purs Esprits vivant dans le Ciel des Idées mais des citoyens dans la cité, avec les mêmes limites et les mêmes contraintes que les autres. Je ne suis en rien platonicien et la Cité Idéale qu'il propose dans La République, très peu pour moi! Ce qui ne l'empêche de donner dans le même discours de bonnes analyses (celles de ses maîtres ou de ceux qu'il présente comme les contradicteurs de son maître principal) de la cité contingente:
«tout gouvernement établit toujours les lois dans son propre intérêt, la démocratie, des lois démocratiques; la monarchie, des lois monarchiques, et les autres régimes de même; puis, ces lois faites, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui est leur propre intérêt, et, si quelqu’un les transgresse, ils le punissent comme violateur de la loi et de la justice. Voilà, mon excellent ami, ce que je prétends qu’est la justice uniformément dans tous les États: c’est l’intérêt du gouvernement constitué. Or c’est ce pouvoir qui a la force; d’où il suit pour tout homme qui sait raisonner que partout c’est la même chose qui est juste, je veux dire l’intérêt du plus fort» (Livre I, fragment 339);
«On dit que, suivant la nature, commettre l’injustice est un bien, la subir, un mal, mais qu’il y a plus de mal à la subir que de bien à la commettre. Aussi quand les hommes se font et subissent mutuellement des injustices et qu’ils en ressentent le plaisir ou le dommage, ceux qui ne peuvent éviter l’un et obtenir l’autre, jugent qu’il est utile de s’entendre les uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l’injustice. De là prirent naissance les lois et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité et justice. Telle est l’origine et l’essence de la justice. Elle tient le milieu entre le plus grand bien, c’est-à-dire l’impunité dans l’injustice, et le plus grand mal, c’est-à-dire l’impuissance à se venger de l’injustice. Placée entre ces deux extrêmes, la justice n’est pas aimée comme un bien, mais honorée à cause de l’impuissance où l’on est de commettre l’injustice. Car celui qui peut la commettre et qui est véritablement homme se garderait bien de faire une convention aux fins de supprimer l’injustice ou commise ou subie : ce serait folie de sa part. Voilà donc, Socrate, quelle est la nature de la justice, et l’origine qu’on lui donne» (Livre II, fragment 359).
Je donne ici la numérotation de la traduction Chambry de 1932 qui figure dans Wikisource (il existe d'autres numérotations). Comme ce sont des propos tenus par les contradicteurs de Socrate on comprendra pourquoi ils sont présentés désavantageusement, reste que le fond est exact, précisément parce que l'existence est contingente, que les lois sont des compromis entre diverses volontés, divers désirs, et que dans une entité politique ce sont ceux qui, de droit ou de fait, détiennent le pouvoir qui décident quelles volontés seront considérées prépondérantes. Perso, les collections d'armes c'est pas mon truc donc, aurais-je à faire des lois là-dessus que je supprimerais les exceptions à l'interdiction de la détention privée de certaines armes de la catégorie A, et à coup sûr l'exception accordée aux collectionneurs pour les armes de guerre. Heureusement pour moi je ne suis pas un nomothète, un “faiseur de lois”, ça m'évite de me mettre plein de concitoyens à dos, et puis ça ne sert à rien d'interdire ce genre de choses, il y a beaucoup trop de gens qui ont la passion des armes et les moyens, y compris douteux ou illégaux, de l'assouvir pour que l'on s'échine à faire des lois sans efficacité. Et puis, se mettre à dos les amateurs d'arme c'est prendre le risque de s'y faire faire un trou...
La loi est un compromis entre le droit, une réalité abstraite, et le fait, une réalité concrète. Parfois elle tend plus vers le droit, parfois plus vers le fait, souvent elle ménage certains droits contre certains faits et certains faits contre certains droits. Dans ce Code de la sécurité intérieure il y a un article intéressant, celui numéroté L312-3, qui commence ainsi:
«Sont interdites d'acquisition et de détention d'armes, de munitions et de leurs éléments des catégories A, B et C:
1° Les personnes dont le bulletin n° 2 du casier judiciaire comporte une mention de condamnation pour l'une des infractions suivantes».
Suit une liste assez longue, précisément 49 infractions. Pourquoi celles-là et seulement celles-là? Aucune idée. Certes une part de ces infractions a un rapport avec la violence armée, ou avec la violence avec ou sans arme, mais encore assez ne semblent pas trop s'y rapporter. Si on l'étudie bien on constate qu'il y en a de trois sortes:
- les infractions liées aux armes, à leur trafic, leur détention, leur fabrication et leur emploi;
- les infractions “médiatiques”, celles dont on parle beaucoup dans le “débat public” à la date de sa dernière modification, en janvier 2022;
- les infractions qui constituent une préoccupation permanente pour les gouvernements français depuis plusieurs lustres ou décennies.
Et l'on peut aussi que sauf deux ou trois infractions “de bureau” où des “hors-la-loi” sont les auteurs ou initiateurs elle exclut tout ce qui ressort de la “criminalité en col blanc”. Disons, tous les crimes et délits que pourrait commettre un nomothète professionnel, qui est en même temps, le plus souvent, un col blanc de haut niveau, haut-fonctionnaire ou cadre dirigeant d'entreprise. Bref, depuis l'époque où Platon en causait, rien de nouveau, «tout gouvernement établit toujours les lois dans son propre intérêt». Dans les démocraties, quoi que l'on puisse penser quant à leur pertinence, cet intérêt est l'intérêt général; dans une oligarchie, comme la France actuelle, cet intérêt est celui des oligarques, qui donc songent avant tout à leur propre préservation et conçoivent les lois de manière que le bras armé de la justice ne tombe ni trop souvent ni trop fort sur leur tête. Depuis quelques milliers d'années la loi a donc cette fâcheuse tendance à ne pas être égale pour tous, condamnant plus les uns, moins les autres, à quoi s'ajoute que les personnes censées l'appliquer ne jugent pas également chacun. Comme l'a dit le poète,
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Le pire en tout cela étant que ni le législateur ni le juge ne le font nécessairement en toute conscience, “ça va de soi” que les humbles doivent être plus sévèrement jugés et punis que les “premiers de cordée”. Même s'il y a de la malignité de la part de certains “responsables politiques” je suis persuadé que pour le législateur cette liste “à la Prévert” (mais sans raton laveur) a un caractère d'évidence, et que l'exclusion des crimes et délits en col blanc n'a pas dans leur opinion ce caractère de protection de soi que je lui attribue. Ou plus exactement, que ça leur apparaît comme une évidence, qu'il leur semble “naturel” que les personnes occupant les positions sociales les plus éminentes bénéficient d'une moindre rigueur de la loi, tant dans les textes que dans leur application. Comme le dit le contradicteur de Socrate, «ces lois faites, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui est leur propre intérêt, et, si quelqu’un les transgresse, ils le punissent comme violateur de la loi et de la justice». Considérez la lente et inexorable élaboration de la notion de “propriété privée” entre les XII° et XVIII° siècles, au cours de laquelle les humbles se virent peu à peu expropriés de l'usage libre des “communs”, des terres possédées collectivement, au profit de quelques-uns: au XIX° siècle il devint évident pour le législateur que cette forme particulière de propriété était “naturelle”, alors même que c'est une construction on ne peut plus culturelle qui n'avait nul caractère d'évidence, que sa base est un non-droit, le “droit du plus fort”, qui n'acquit que difficilement un statut légal.
Plusieurs faits concourent au même résultat: une entité politique “préparant la guerre” même en supposant “vouloir la paix” sera inévitablement conduite à faire ce à quoi elle se prépare: la guerre. Le premier est que comme dit on apprend pas de ses erreurs et moins encore des erreurs des autres; le second, qu'on n'est jamais maître de l'usage effectif des armes qu'on invente; le troisième, qu'on n'est jamais maître des intentions de ses “amis”, car l'amitié entre les gouvernements ne dure que ce que dure la communauté d'intérêts, c'est-à-dire peu de temps; le quatrième, que les règles formelles sur la diffusion, la détention et l'usage des armes sont toujours accompagnées d'exceptions qui assez vite rendent ces règles invalides, ces exceptions étant en outre guidées par des opportunités dont la valeur éthique et morale est faible et difficilement contrôlable par le législateur et le juge. À cela s'ajoute qu'il y a souvent une distance assez grande entre l'affirmation d'une entité politique qu'elle “veut la paix” et la réalité de sa pratique où elle démontre plutôt vouloir la guerre.
Considérez une entité politique comme la France: depuis qu'elle est censément “en paix” (ce qui ne l'empêcha pas de prépare la guerre à un haut niveau, jusqu'à se doter de l'arme nucléaire), soit depuis 1945, il n'y eut guère d'années où elle n'engagea, seule ou en coalition, des troupes dans des conflits, d'abord durant la longue et pénible période des “guerres décoloniales”, pour l'essentiel 1945-1962, puis après la fin de son empire colonial dans des guerres “post-coloniales”, c'est-à-dire formellement des «opérations militaires impliquant la France», des “OPEX” (des “opérations extérieures”), «au titre des accords de défense ou d'assistance» envers des gouvernements d'anciennes colonies, avec ce “petit” problème que tous ces gouvernements étaient d'une légalité douteuse (issus d'élections truquées ou de coups d'État) et furent le plus souvent mis en place ou soutenus par l'ancienne puissance coloniale pour conserver son “pré carré” et ses petites (et grosses) affaires. Intéressant de noter par exemple que la France est intervenue pas moins de six fois «au titre des accords (etc.)» avec cette curiosité qu'à chaque nouvelle opération le gouvernement demandeur était dirigé par les “rebelles” de l'opération précédente parvenus au pouvoir par un coup de force ou par un coup d'État, donc censément un gouvernement illégitime au regard de ces “accords d'assistance”. La page mise en lien peut vous faire constater que de mars 1977 à aujourd'hui (en ce mois de janvier 2023) il n'y eut que quelques mois par-ci par-là sans “OPEX”, et que depuis juillet 1981 ces courts moments sans interventions extérieures ont presque cessé. Si de fait le plus ancien engagement français encore actif est celui au Liban (mars 1978), de droit la France est en état de guerre permanent depuis mai 1990 avec une présence navale constante dans le golfe de Guinée, en coalition (intervention de l'ONU) depuis octobre 1991 en Mauritanie, seule (mais en soutien à l'ONU) depuis février 2008 en mer (lutte contre la piraterie) et depuis janvier 2013 sur terre (d'abord le seul Mali, puis tout le Sahel à partir d'août 2014).
Pourquoi une entité politique dispose-t-elle de forces armées permanentes et organisées? Ça dépend des moments. Pour la France, le nom de l'administration est souvent indicative du projet politique explicite ou implicite: l'article «Ministère des armées» de Wikipédia le mentionne, de 1791 à aujourd'hui cette administration fut d'abord nommée «ministère de la guerre» jusqu'en 1946, et depuis, alternativement «ministère de la défense» (ou «de la défense nationale») et «ministère des armées», nom qu'elle porte depuis 2017. Disons que jusqu'en 1946 l'Exécutif et le Législatif n'excluaient aucun usage de ces armées, conçues pour “faire la guerre”, qu'elle soit d'attaque ou de défense, intérieure ou extérieure; à partir de 1946 les armées ne sont plus censées faire de guerres d'attaque mais selon qu'on le nomme “de la défense” ou “des armées” c'est moins certain. On peut ajouter que choisir comme nom «ministère des armées» c'est dire implicitement qu'on a une armée pour avoir une armée, que le moyen est sa propre fin, et surtout, c'est ne rien dire de son usage, donc dire implicitement qu'on n'exclut pas un usage offensif de ces forces.
Le tableau est dressé. Pourquoi ce billet? À cause de cet article de Mediapart, «Pour la Cnil, les JO 2024 sont “un tournant” en matière de surveillance numérique» par Jérôme Hourdeaux. Et surtout, à cause de ce passage:
«La Commission nationale [Informatique et Libertés, la Cnil,] rappelle par ailleurs qu’elle avait rendu publique, au mois de juillet dernier, sa position sur la question des caméras “augmentées”. En effet, la Cnil estimait que ces technologies ne pouvaient être utilisées que sous certaines conditions.
Et, dans son avis sur le projet de loi, elle considère que ce dernier “prend en compte une large partie de ses recommandations”: un “encadrement” au “niveau législatif”, des analyses automatisées limitées “à des hypothèses restreintes”, à savoir des évènements présentant des risques particuliers, et enfin “un certain nombre de garanties à même de limiter les risques d’atteintes aux données à caractère personnel”.
Ni reconnaissance faciale ni interconnexion.
La Commission se satisfait notamment que le gouvernement ait limité cette expérimentation dans le temps et exclu le recours à la reconnaissance faciale, ainsi que la possibilité d’interconnexion avec d’autres fichiers qui permettraient par exemple d’identifier une personne pour lancer des poursuites contre elle.
L’avis souligne par ailleurs qu’il ne doit s’agir que d’une expérimentation qui devra faire l’objet d’une évaluation et qui “ne saurait en aucun cas préjuger d’une éventuelle pérennisation de ces systèmes”.
Le projet de loi autorise également le déploiement de scanners corporels à l’entrée des lieux qui accueilleront les compétitions. Sur ce point, la Cnil “rappelle que la mise en œuvre d’un scanner corporel constitue un traitement de données à caractère personnel” pouvant être particulièrement intrusif. Mais, pour limiter ces atteintes “à la vie privée et l’intimité des personnes”, le gouvernement a apporté des “garanties”, salue la Cnil.
Ainsi, le visage des personnes scannées sera brouillé sur l’écran et les images devront être immédiatement détruites. Il sera par ailleurs possible de refuser de passer par le scanner corporel. Dans ce cas, le contrôle sera fait par des “palpations manuelles, assurées par un agent du même sexe”.
Un autre article du projet de loi vise à mettre en conformité le Code de la sécurité intérieure (CSI) avec la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, le texte fondateur de la protection des données personnelles. Or, celui-ci a été fortement modifié en 2018 par la transposition en droit français du règlement européen sur la protection des données personnelles (RGPD), une vaste réforme ayant unifié les législations des États membres en la matière.
Une mise en conformité “a minima”.
Ces dernières années, “la Commission a rappelé à plusieurs reprises que plusieurs dispositions du CSI étaient obsolètes”, souligne l’avis. “En effet, elles ne permettent plus aux responsables de traitement de connaître l’état réel de leurs obligations en la matière ni aux personnes concernées de savoir de quelle manière exercer leurs droits, alors même que ces dispositions constituent le cadre juridique général en la matière”.
Pour combler ce retard, le gouvernement propose une révision du CSI qui est loin de satisfaire la Cnil. “Si elle accueille ainsi favorablement la démarche de mise en conformité du ministère, assène l’avis, la Commission constate que celui-ci a fait le choix de modifier a minima les dispositions existantes et souligne le fait qu’une réforme plus globale des traitements des images dans les espaces ouverts au public sera nécessaire pour sécuriser les acteurs et encadrer les usages».
Pour assurer la sécurité des lieux publics liés aux Jeux olympiques, dont les multiples “fan zones” qui seront installées un peu partout pour suivre les compétitions, le gouvernement souhaite rendre en outre obligatoires les enquêtes administratives sur toute personne y ayant accès sans être spectatrice. Seront notamment concernés, explique l’exposé des motifs du texte, “les membres des délégations qui résideront au village olympique et paralympique, les bénévoles ainsi que les prestataires techniques”.
Dans son avis, la Cnil pointe que cette réforme “conduira à élargir de manière très substantielle le périmètre des personnes concernées par ces dispositions. Cela pourrait en effet représenter environ 50 000 à 60 000 participants pour les seuls Jeux olympiques et paralympiques selon le ministère”».
La partie «Une mise en conformité “a minima”» de ce passage montre à quel point la partie «Ni reconnaissance faciale ni interconnexion» ne tient pas compte, comme très souvent avec les avis de la Cnil, de la réalité des pratiques et de la manière dont la loi évolue en fonction de celles-ci. Comme dit au tout début de ce billet, le truc avec les armes est simple: une fois créées, une fois produites, une fois mises en œuvre, elles doivent servir dans toute leur fonctionnalité. Les drones sont indifféremment des armes passives, des instruments d'observation, et des armes actives faites pour blesser ou tuer; les “caméras augmentées” peuvent être bridées (ne pas pouvoir faire de reconnaissance faciale) et limitées (ne pas permettre de conserver les images) et peuvent tout autant être débridées et rendues illimitées.
La Cnil même le relève, d'une part la mise à jour du “CSI”, loin de «permett[re] aux responsables de traitement de connaître l’état réel de leurs obligations en la matière [et] aux personnes concernées de savoir de quelle manière exercer leurs droits», vise à faire entrer dans le droit l'irresponsabilité des responsables et l'incapacité des personnes concernées à exercer leurs droits, d'autre part le texte sur lequel elle se prononce, constate-t-elle, «conduira à élargir de manière très substantielle le périmètre des personnes concernées par ces dispositions» intrusives et “un peu” excessives. Ce qui est comme dans tous les cas précédents, au cours des trois derniers lustres, la première étape du moment où ce qui était antérieurement dans le cadre des situations d'exception (état d'urgence, mobilisation générale...) sera intégré au droit commun.
Une fois mise en œuvre une arme doit servir dans toute sa fonctionnalité...