Quand je l'ai reçu, venu tout droit de Nevers, je me suis dit: pourquoi as-tu acheté ce truc? Car j'ai immédiatement compris que je ne le lirai probablement pas. 14,80€ c'est une somme (relativement) modique mais j'en aurais eu l'usage pour des trucs plus utiles ou plaisants. Je précise, plus utiles ou plaisants de mon seul point de vue: un non fumeur ou un non lecteur estimera que le tabac ou les livres ça n'est ni utile ni plaisant. J"aurais mieux fait d'investir dans Souriez, vous êtes nudgé. Comment le marketing infiltre l'Etat par Audrey Chabal, que la librairie Decitre présente ainsi sur son site:
«Vous ne connaissez pas les "nudges"? C'est normal. Pourtant, ils sont partout. Telle la mouche au fond de l'urinoir, ces "coups de pouce pour aider à prendre la bonne décision" sont arrivés en France ces dernières années, en provenance des Etats-Unis. Leur théoricien, Richard Thaler, s'est vu décerner en 2017 le prix Nobel d'économie. L'État français en raffole et y forme ses élites. Emmanuel Macron a accéléré le recours à des cabinets de conseil privés chargés d'orienter nos comportements.
A la faveur de la pandémie, le marketing a infiltré l'État. Masques "grand public", visuels de distanciation sociale et autorisations dérogatoires de déplacement, autant "d'incitations douces", de nudges, qui se sont imposés sans qu'on n'y prenne garde».
Un poil plus cher en version papier (18,00€ hors frais de port), un poil moins cher en version numérique (7,99€). Ou mieux encore, j'aurais pu acheter Nudges et normativités. Généalogies, concepts et applications par Malik Bozzo-Rey, Anne Brunon-Ernst, présenté ainsi par Decitre:
«Lorsqu'il est question d'influencer le comportement des individus à l'aide de politiques publiques ou d'interventions gouvernementales, certains préféreront parler de contrôle social. Nous pouvons remarquer que la première décennie du XXIe siècle est marquée par la volonté de développer et tester des politiques réglementaires envisagées et évaluées selon le critère de l'efficacité, sans que celui-ci ne soit nécessairement explicité.
De telles politiques sont habituellement regroupées sous le concept général de nudge, inventé par Cass Sunstein et Richard Thaler. Ils expliquent qu'un nudge est une "initiative qui préserve la liberté de choix tout en orientant les décisions des gens dans la bonne direction". Le dernier élément de cette définition peut sembler surprenant : pourquoi faudrait-il orienter les décisions des gens dans la "bonne" direction? Ceux-ci ne sont-ils pas rationnels et autonomes? Ne seraient-ils pas en mesure de prendre des décisions en accord avec leurs valeurs et leurs projets de vie?».
Bon là il est nettement plus cher, 35,00€, j'attendrai qu'il soit publié en poche, ou en édition numérique, ou qu'on le trouve d'occase. De l'autre bord je crains que ça ne m'apprenne pas grand chose non plus, écrire un bouquin de plus de 300 pages sur un sujet aussi mince... L'autre est moins long, 200 pages, et probablement plus informatif, sa présentation donne idée qu'il s'agit d'une enquête pour comprendre comment, et en partie pourquoi, le “nudge” a pu devenir un instrument des politiques publiques un peu partout (un des auteurs du bouquin que j'ai acheté, Cass Sunstein, fut trois ans durant directeur d'un machin bizarre, moitié économique, moitié propagandiste, nommé à cette haute fonction par le président Obama). Les enquêtes ça se lit toujours agréablement, si l'aspect informatif est faible ou défaillant il reste l'aspect enquête, le récit, qui a quelque rapport avec la fiction. En tout cas ce passage de la présentation du bouquin le plus cher m'intéresse:
«[Cass Sunstein et Richard Thaler] expliquent qu'un nudge est une "initiative qui préserve la liberté de choix tout en orientant les décisions des gens dans la bonne direction". Le dernier élément de cette définition peut sembler surprenant: pourquoi faudrait-il orienter les décisions des gens dans la "bonne" direction? Ceux-ci ne sont-ils pas rationnels et autonomes? Ne seraient-ils pas en mesure de prendre des décisions en accord avec leurs valeurs et leurs projets de vie?».
Je me pose la question et ne suppose pas nécessaire d'écrire 300 pages (ou plus de 450 comme avec l'achat inutile) dessus: le “nudge” est à l'évidence une fiction littéraire vaguement présentée comme un essai à prétention scientifique pour présenter des procédés de contrôle social comme une manière bienveillante et non dirigiste d'orienter les choix individuels vers “le mieux”. Et mettant de côté ce que pointe cette présentation: “le mieux” non pour ou selon les “nudgés” mais pour et selon les “nudgeurs”. L'exemple donné par les auteurs au début du bouquin est intéressant de ce point de vue, celui des “cantines de Carolyn”: celle-ci, présentée comme gestionnaire de centaines de cantines nourrissant des centaines de milliers d'enfants veut vérifier une hypothèse, est-ce que la manière de présenter les aliments proposés a une influence sur les choix des enfants? Selon les auteurs, cela contribua à les modifier pour aboutir à «une différence allant jusqu'à 25%» – là déjà il y a un biais puisque les auteurs ne proposent ni la moyenne de modification de comportement ni les extrêmes. On comprendra que si la moyenne est nettement plus basse, par exemple inférieure à 20% voire 15%, ou si les écarts entre “le plus” et “le moins” de différence est de l'ordre 15% à 20% ça réduirait beaucoup la signifiance de ce «allant jusqu'à 25%»: si l'écart du plus à la moyenne et au moins est important, quelle en est la cause: des populations diverses par leur origine ou leur éducation, une application plus ou moins rigoureuse des “incitations”, la moindre ou plus grande disponibilité des “bons” et des “mauvais” aliments? Bref, la réussite supposée du “nudge” est-elle substantielle ou circonstancielle? Si elle n'est pas substantielle ça peut signifier que le “nudge” est un concept qui ne se vérifie pas dans ses applications. Ce qui me semble vraisemblable.
Ce premier exemple de supposée réussite d'un supposé “nudge” pose un autre problème: la légitimité à la fois du procédé et de son initiatrice. Comme tout idéologue divisant la société en “dirigeants” et “dirigés” nos auteurs supposent qu'il existe une classe d'individus qui “savent mieux ce qui es bon” pour la société donc pour ses membres. Comment les déterminer? Par le fait qu'ils appartiennent à la classe des “meilleurs”. Et comment déterminer ce qui définit la classe des “meilleurs”? Par le fait qu'ils occupent “les meilleurs positions sociales” et détiennent “les meilleurs titres”. Notre hypothétique Carolyn est présentée ainsi, de manière implicitement tautologique: elle est une “architecte du choix” parce qu'elle est en capacité de l'être; elle est en capacité de l'être car elle a la position (gestionnaire de cantines) et les titres (nutritionniste) qui la classent parmi “les meilleurs”, elle est donc “architecte du choix” parce qu'elle est à la place où elle est. Comme je ne suis pas naïf j'ai tout de suite détecté la falsification: nos auteurs nous présentent longuement (trois pages) et avec force détails “le cas Carolyn” en tant que cas réel, notamment ce que mentionné:
«Carolyn réussit à augmenter ou à diminuer la consommation de beaucoup [des enfants], la différence allant jusqu'à 25%».
Cette formule garantit l'aspect pseudo-scientifique du bouquin: la mention “une différence de 25%” n'a aucune consistance relativement à ce qui précède: 25% “en augmentation” ou “en diminution”? Dans quelle proportion la consommation est-elle “augmentée”, dans laquelle est-elle “diminuée”? Quelle est la proportion d'enfants “diminués” ou “augmentés”, et sont-ils uniformément ou diversement “augmentés” et “diminués” selon la cantine concernée? La proportion d'enfants “modifiés” est-elle uniforme ou variable selon les établissements? Etc. Si nos auteurs était des sophistes habiles ils auraient écrit:
«Dans ses cantines Carolyn réussit à augmenter la consommation par [les enfants] de produits bénéfiques et à diminuer celle de produits nocifs à la santé, la différence de comportement alimentaire allant jusqu'à 25%».
C'est tout aussi vague mais beaucoup plus vraisemblable, d'abord en séparant clairement “ce qui augmente” et “ce qui diminue”, ensuite en généralisant à tous les enfants, donc en suggérant sans le dire qu'il s'agit d'une moyenne assez uniforme, enfin en mentionnant clairement le comportement alimentaire, ce qui évite d'avoir à s'interroger sur ce que peut signifier cette valeur de 25%, bien trop évanescente quand elle concerne une “différence” indéterminée. Si on veut donner l'apparence du discours méthodique, presque scientifique, il faut mimer les formes du discours méthodique, la formulation proposée par les auteurs a un caractère trop nettement propagandiste pour être convaincant ou simplement persuasif. En fait, tout le discours sur “les cantines de Carolyn” est de la même eau, en premier le fait que les deux supposés acteurs de cette supposée expérience ne sont que des prénoms, “Carolyn“ la décisionnaire et “Adam“ l'expérimentateur en chef – car bien sûr “Carolyn” a une position de “meilleure” mais n'est qu'une gestionnaire et nutritionniste, une “technicienne”, alors que “Adam” a une fonction nettement du côté de la science, c'est un “penseur méthodique”. Eh! C'est une femme! Faut pas trop lui en demander...
Du fait, cette phrase du premier alinéa qui suit l'exposé de cet “exemple” ne m'a pas surpris: «C'est aussi, avouons-le, un personnage fictif». Un aveu inutile tant cet exemple est très lisiblement fictif. Je laisse tomber la critique de ce bouquin et du “nudge”, quand une pseudo-théorie est aussi clairement une construction à but de propagande pour légitimer cette aporie, cette oxymore, le “paternalisme libertarien”, où est l'intérêt de critiquer la pseudo-théorie et ses auteurs, lesquels ne cherchent à convaincre que ceux convaincus par avance? Aucun intérêt, les promoteurs du “nudge” savent que ce n'est qu'un masque sur le principe promu: le contrôle accru et impératif des “nudgés” par les “nudgeurs” pour le seul intérêt des “nudgeurs”. Pour en finir avec ce sujet indigent, Il est amusant de constater que parmi les douze exemples de “nudge” proposés comme possibles “incitations douces”, plus de la moitié ne répond pas à a définition même de ce que doit être un “nudge”: une incitation faite sans que les personnes visées en soient avisées ni conscientes, et sans qu'existe l'option pour les “nudgeurs” d'obliger explicitement et par contrainte les “nudgés” à “faire ce qui est bon”. C'est ainsi, un con est un con même quand il se suppose “bon” ou “salaud”. Et pour finir le coup de pied de l'âne: presque tous les exemples de nos auteurs sont fictifs ou hypothétiques. Baser une théorie sur des exemples ad hoc indémontrés car indémontrables ça donne tout de suite de la crédibilité au propos...
Un conseil, n'achetez pas ce bouquin, vous n'y apprendrez rien de plus que ce que les critiques (positives ou négatives) de ces auteurs en disent en moins de trois pages; un deuxième conseil: si vous l'avez acheté et l'avez lu comme un travail sérieux et valide, faites-vous soigner, la connerie est guérissable.