L'appel aux russes que l'écrivain franco-américain Jonathan Littell, auteur du roman Les Bienveillantes, vient de publier dans Le Monde intitulé: 'My dear Russian friends, now is the time for your own Maidan' soulève particulièrement la question de la résistance dans un Etat totalitaire qui fait de la peur et de la terreur un élément clé du contrôle social et politique. De fait, l'espace du libéralisme démocratique a pour première condition de supprimer la peur comme facteur politique en garantissant des droits fondamentaux d'expression, en particulier grâce à la séparation des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. La stratégie de contrôle des Etats totalitaires ou autoritaires ne serait pas concevable sans une politique de la peur qui produit de l'auto-censure et renforce l'auto-illusion collective que les médias et la propagande incessante ne cessent d'alimenter.
De fait, il est singulier que la Russie ait longtemps conservé son rang dans les institutions internationales telles que le Conseil de l'Europe dont elle est finalement sortie alors que les opposants au pouvoir devenaient les victimes d'une politique du poison qui nous rappelle l'usage politique des poisons à la cour papale des Borgia durant les heures sombres de la Renaissance italienne aussi bien que l'affaire des poisons à Versailles à la cour de Louis XIV. Un journaliste écrivait quelque part: "En Russie la mort se distille dans le thé noir" et c'est peu dire lorsque l'on considère la liste des empoisonnements ou les contaminations au polonium 210 qui ont frappé les opposants russes dont Alexandre Navalny est la victime la plus célèbre. Jonathan Littell rappelle justement à ses amis russes leur passivité lorsque l'usage 'institutionnel' de l'empoisonnement, via les services secrets, est devenu monnaie courante dans les milieux de l'opposition, renforçant la peur comme instrument de contrôle. Jonathan Littell souligne à juste titre la passivité à ce moment: "When opponents were murdered – Yuri Shchekochikhin, Anna Politkovskaïa, Aleksandr Litvinenko, and others – you expressed horror and shock, but it hardly went further."
L'usage du meurtre secret par empoisonnement, qui bénéficie de tous les raffinements de la toxicologie moderne, qui évoque pour nous les sinistres conclaves du pape Alexandre Borgia est emblématique d'une politique pour laquelle les régulations institutionnelles et législatives ne sont que des instruments de pouvoir, et non des garants des droits fondamentaux. Le meurtre invisible n'est que sa conséquence la plus extrême et représente un élément sémiotique caractéristique du système totalitaire. Le goût illimité pour la puissance et le faste à pour corrolaire secret la pratique sinistre du meurtre invisible. Cet usage de la peur semble être aujourd'hui le secret de polichinelle de la scène politique russe, et l'on se demande bien quelle perception en ont les citoyens de la Fédération de Russie, de la réitération mécanique de la dénégation officielle à l'acceptation passive fondée sur une partition acceptée du social et du politique. Je suppose que lors des négociations qui ont lieu entre les émissaires russes et ukrainiens qui ont lieu en Turquie, les diplomates ukrainiens et européens ne peuvent s'empêcher de se rappeler secrètement avec quelque inquiétude qu'en Russie "La mort se distille dans le thé noir".