« La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant que la force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent »
Denis Diderot, L’Encyclopédie, Article « Autorité politique »
C’est à Paris, Boulevard Diderot , que des enfants, des jeunes et des personnes âgées ont été gazés par des CRS, auxquels l’ordre a été donné d’intervenir en milieu de défilé pour séparer les manifestants pacifistes des supposés « casseurs ». Un cortège sans tête, et divisé en deux corps, a peiniblement rejoint la Nation, où de nouveaux gaz ont dispersé définitivement la manifestation.
C’est à Paris, Boulevard Diderot, qu’un Préfet de police a décidé de positionner de nombreux CRS, bien visibles, dès le premier tiers du parcours, dans des rues adjacentes, et au sein même du cortège. A quelles fins le choix d’un tel dispositif a-t-il été fait?
Pour répondre à cette question il suffit d’observer que toutes les manifestations qui se sont passées sans violence, ni débordement, avaient comme caractéristique principale de comporter des forces de police réduites ou discrètes, répondant à des consignes de prévention et de protection de la population, ce qui relève des missions habituelles de la Police nationale. Or, à Paris, comme on a pu l’observer depuis deux mois dans de multiples villes de France à l’occasion des manifestations contre la loi « Travail », les policiers ont appliqué une stratégie que je qualifierais « d’intervention anticipée ». Non en vue de prévenir les débordements et de protéger les manifestants, mais avec l’objectif, probablement défini à chaque fois par leur commandement, de les provoquer.
Cette logique de la provocation repose, il me semble, sur trois techniques, exemplairement mises en œuvre ce 1er mai à Paris : l’interruption, la nasse et la terreur. Interrompre un cortège et provoquer les manifestants, c’est s’assurer d’avoir les incidents que l’on recherche. Séparer et isoler un groupe supposé violent, c’est diviser le cortège et briser l’unité collective. Cependant le problème de cette technique est que les nasses englobent un nombre conséquent de manifestants pacifiques et les radicalise, ainsi qu’on l’a vu à Paris ce 1er mai. Troisième étape, celle de la terreur : les manifestants prisonniers d’une nasse sont chargés, gazés et matraqués. Certains sont arrêtés. Il arrive aussi, comme ça été le cas à Saint-Denis, que toute la nasse soit raflée et mise en garde à vue (une centaine d’étudiants auxquels on veut faire peur et qu’on relâche assez vite, sauf deux syndicalistes, dont le sociologue Nicolas Jounin). Cette logique vise à effrayer l’ensemble des manifestants et à les dissuader de participer aux prochaines mobilisations. Diviser, effrayer et dissuader : telle est la finalité des violences policières.
Cette logique devient dans les médias une rhétorique de la peur. Le sujet n’est plus la loi « Travail », mais les « casseurs », et la violence transformée en spectacle. Ainsi BFM-TV, dans un direct de 3 heures (de 15 à 18h ce 1er mai), voit des casseurs partout, des « black-blocs » radicalisés et violents « immaitrisables », « dangereux », « masqués et casqués ». « Vous qui êtes immergé au milieu des manifestants, dites-nous quel est le profil de ces casseurs ? », demande la journaliste en studio. Le journaliste embarqué, qui ne sait rien des manifestants masqués, récite sa leçon bien apprise : des « black-blocs » radicalisés et violents « immaitrisables » et « dangereux ». J’ai bien regardé les vidéos de notre BFM-Télé-Ventriloque. Il y avait bien sûr des libertaires et des anarchistes, mais aussi et surtout des lycéens et des étudiants, des précaires de l’ESR avec leur banderole rouge, et surtout de très nombreux manifestants non violents bloqués avec eux, pris dans la nasse des CRS, et empêchés de manifester. Les journalistes de BFM ne savent peut-être pas que ce sont très majoritairement des manifestants pacifiques qui portent aujourd’hui foulards, lunettes de plongée ou casques. Quelle en est la raison ? Ils ont été chargés, gazés, matraqués à de multiples reprises, depuis le début du mouvement de protestation contre la loi « Travail ». Ils se protègent, et c'est parfaitement légitime.
Pour être informé avec objectivité sur les violences occasionnées par les manifestations, il faut oublier son téléviseur et les grandes chaînes dites « d’information », ne les regarder que pour en déconstruire les fables qu’elles inventent, et suivre avec attention l’abondante production de textes, de photos et de vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, et dont les auteurs sont des acteurs du mouvement, mais aussi des journalistes indépendants. Les témoignages bruts sont aujourd’hui bien plus vrais que les montages et commentaires de rédactions qui sont assises aux pieds du pouvoir, ces chiens de garde qui aboient aux « casseurs », passent en boucle des images de ces derniers et relaient en direct (encore sur BFM-TV…) les tweets de la police nationale au lieu de sélectionner ceux des manifestants.
Nos concitoyens ne doivent pas se laisser abuser. Dans les analyses de la violence que nous devons faire, il convient d’avoir toujours à l’esprit trois choses :
- Les pratiques délibérées d’infiltration des groupes d’extrême gauche par la police à des fins de renseignement et/ou de manipulation. L’emploi régulier de policiers de la BAC pour noyauter et arrêter les manifestants les plus radicaux n'est plus à démontrer. Gérard Filoche a eu raison de dénoncer ces vieilles pratiques, un sociologue les a étudiées jadis sur son blog Mediapart et une enquête de l’Express rapportait récemment une protestation vive de la CNT contre un membre de la BAC arborant un autocollant de ce syndicat.
- Le cercle de la violence : les exactions policières provoquent naturellement une radicalisation des manifestants en attisant leur révolte, leur désir de revanche, leur haine de la police, et donc de l’Etat. Des étudiants non politisés et pacifiques m’ont confié à plusieurs reprises que suite aux violences policières qu’ils avaient subies, ils étaient décidés à s’équiper et à résister activement. Merci à Messieurs Valls et Cazeneuve de contribuer à la création d’une génération d’anarchistes et de révolutionnaires :-). Plus sérieusement, j’estime que ce cercle de la violence est une fabrication délibérée. Radicaliser pour justifier la répression.
- La disproportion entre d’une part des « professionnels de la violence » - les missions de « maintien de l’ordre » étant inséparables de l’exercice d’une violence « légitime » dont on attend qu’elle soit maîtrisée et proportionnée -, suréquipés, soutenus hiérarchiquement et politiquement, et, il faut bien le dire, très idéologisés (plus de 50% des policiers votent Front national) ; d’autre part des manifestants jeunes, hétérogènes, politisés ou non, qui font l’apprentissage des techniques de protection et de défense en milieu répressif. On ne peut nier la présence dans les manifestations d’autonomes qui veulent en découdre avec les forces de l’ordre, mais la très grande majorité des jeunes manifestants, même très politisés, agissent de manière responsable et organisée, avec une maturité et une intelligence dont nous devrions être fiers.
Enfin, n’oublions pas que la première des violences est celle de la politique de ce gouvernement. De la loi « Travail » qui détruit un siècle d’acquis sociaux. De la loi Renseignement et de l’Etat d’urgence qui piétinent nos libertés fondamentales. D’un Etat libéral-autoritaire qui use de la force publique et de la justice comme d’une arme de répression des légitimes aspirations sociales et démocratiques de son peuple.
Face à une jeunesse pacifique et responsable, parfaitement consciente des enjeux de la loi qu’on veut lui imposer par la force, l’Etat pousse la police nationale à se déconsidérer, à porter atteinte à ses missions, à salir ses agents et en définitive à déshonorer toute une profession. Ainsi, les CRS de Mr Cazeneuve oublient de porter assistance aux personnes en danger (voir ici), ce que font systématiquement les manifestants. Bien plus, les CRS de Mr Cazeneuve matraquent les manifestants qui portent assistance à autrui (voir ici le petit film du photographe Simon Guillemin). Non contents d’humilier et blesser les personnes, les CRS de Mr Cazeneuve dégradent également les biens publics : voir ici l’évacuation violente de la mairie d’Amiens et les dégâts provoqués dans la salle du Conseil municipal. On me rapporte en outre « un bras cassé, un nez cassé, des points de suture sur le crâne et beaucoup de bleus sur les corps ». Enfin les CRS de Mr Cazeneuve frappent violemment et lâchement des manifestants menottés (c’est là). On attend l’ouverture d’une enquête et des sanctions exemplaires.
Car il s’agit là de fautes graves et d’entorses caractérisées au Code de déontologie de la Police nationale. Il y a une grande ironie et une signification profonde à ce que le Code édicté en 1986 sous la responsabilité de Pierre Joxe ait été amendé en 2014 et qu’une phrase importante ait été supprimée dans la version actuelle : « La Police nationale concourt, sur l'ensemble du territoire, à la garantie des libertés ». Aujourd’hui, probablement pour la première fois sous un gouvernement de gauche, elle concourt à la suppression méthodique de nos libertés. Quant à l’égalité et à la fraternité, il y a longtemps que les usurpateurs du socialisme ont oublié le sens même de ces mots.
C’est à Paris, Boulevard Diderot, qu'un pouvoir socialiste aura décapité une manifestation du 1er mai, et noyé le peuple dans un nuage lacrymogène. Mais le nuage et les larmes se dissipent. Les lumières se rallument sur les places. Et c'est Debout que les insoumis éclairent la Nuit.
Pascal Maillard
Le 1er mai 2016
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PS : Je relaie l'appel contre l'usage des flash et des LBD. A lire ici. Je rappelle qu'il est encore possible de signer le texte : "Un pouvoir qui matraque la jeunesse est faible et méprisable". Il est là. Je copie ci-dessous un appel à une réunion importante le 4 mai à 17h Bourse du travail à Paris. Il est relayé par les premiers signataires du texte précédent. Enfin je recommande tout particulièrement la lecture de ce Témoignage. Ils ont osé s’attaquer au défilé du 1er mai, Par Olivier LONG, maître de conférences en Art et Sciences de l’Art à l’Université Paris1-Sorbonne, et peintre.
Bonsoir à toutes et tous,
L’appel issu de la tribune « Un pouvoir qui matraque la jeunesse est faible et méprisable » a rencontré un large écho et plus de mille personnes l’ont signé publiquement. Vous retrouverez l’ensemble des signatures ici (nous continuons à en recevoir) :
http://stoprepression.unblog.fr/2016/04/18/signataires/
Depuis, la violence policière que nous avons ensemble dénoncée n’a cessé de s’accentuer : matraquages extrêmement violents y compris sur des personnes à terre, gazages sur des cortèges nassés, brutalités diverses. Comme les rassemblements d’aujourd’hui l’ont encore durement éprouvé, il n’est plus possible de manifester sans risquer une répression violente.
Nous souhaitons que ce texte ne demeure pas qu’un texte. Il y a beaucoup à faire : recueillir des témoignages et collecter toutes les informations, prises de position, communiqués sur le sujet, contribuer à la défense collective et à l’organisation d’initiatives communes, en bref : rassembler nos forces, avec tous les collectifs déjà existants, les syndicalistes, militant.e.s, les jeunes mobilisé.e.s et toutes les personnes déterminées à combattre cette répression.
C’est pourquoi nous participerons à une première réunion d’élaboration, de travail et de coordination ce mercredi 4 mai à 17H Bourse du travail Paris (3 rue du Château d’eau M° République). Nous relayons ci-dessous le texte lancé pour préparer cette réunion.
N’hésitez pas à nous faire part de vos avis, idées, témoignages, textes, contribuant à cette mise en commun.
Bien solidairement,
Ludivine Bantigny et Emmanuel Barot,
Pour les premier.e.s signataires du texte "Un pouvoir qui matraque la jeunesse est faible et méprisable"
Reçu de la CNT Région parisienne:
Alors que le mouvement contre la loi travail continue avec des blocus, des manifestations, des occupations et des Nuit Debout, le gouvernement y oppose une répression systématique.
Interpellations policières devant les lycées (Colombes, Bergson à Paris le 24 mars...) ; matraquages et violences (Nantes les 24 et 31 mars...) ; évacuations dans les facs occupées (Tolbiac le 17 mars, Rennes 2 le 15 avril...) ; manifestations empêchées et interpellations par dizaines ; peines de prison ferme avec mandat de dépôt à Paris, Lyon, Montpellier ; gazages systématiques (Vaulx-en-Velin, le 13 avril sur le périphérique...) ; interpellations au domicile et mise en examen de lycéen.ne.s (lycée Voltaire à Paris le 1er puis le 14 avril...) ; envoi de la troupe (Strasbourg le 9 avril...) ; encadrement des manifestations sur les côtés et en tête des cortèges avec doubles cordons de CRS ; utilisation de drones pour surveiller les manifestants (Paris, le 14 avril...) ; survol des manifestations et lâchage de gaz lacrymogènes par des hélicoptères (Place de la Nation, à Paris, le 9 avril...) ; tirs répétés de flashball et de bombes de désencerclement ; barrage de CRS pour empêcher les manifestations syndicales d'arriver au terme de leur parcours autorisé (place de la Nation à Paris le 9 avril...). Le 20 avril, à Lille, c'est un local syndical qui est forcé et dévasté par la police au prétexte de « chercher des manifestant.e.s ». Aujourd'hui, les interpellations massives se multiplient, sans parler des bavures (un scooter renversé à Rennes le 28 avril par une voiture de police qui a pris la fuite ...), des dizaines de blessés, dont un étudiant ayant perdu un œil à Rennes, deux militants CGT PSA Rennes et Tremery condamnés à de la prison ferme, deux cheminots CGT de Villeneuve St Georges en garde à vue après le 28 avril, le camion de Solidaire touché par des tirs de grenade lacrymogène et flashball à Marseille, évacuation ultraviolente de la République à Paris le 28 avril au soir, gazage et matraquage à l'Odéon des soutiens aux occupants du théâtre...
Nous devons répliquer politiquement à cette répression qui vise à faire peur, briser, diviser et empêcher la contestation.
Dans ce sens nous appelons toutes celles et ceux qui ont déjà entrepris d'organiser la défense collective des manifestant.e.s -le groupe Défense Collective à Paris, la Legal Team, les enseignant.e .s de Voltaire, les parents de Bergson- et tous les acteurs du mouvement social – les pétitionnaires de « Stoprépression », les collectifs de soutien aux victimes en régions, en banlieue, dans les quartiers ou à Paris-, les syndicats qui appellent à la grève, les partis qui dénoncent la loi Travail et les associations, le MILI, les parents d'élèves, les collectifs et les individus mobilisé.e.s, à se rassembler au sein d' un collectif unitaire de soutien aux victimes de la répression du mouvement contre la loi Travail le mercredi 4 mai à 17h à la Bourse du Travail de Paris. Il s'agira d’organiser la solidarité financière, de promouvoir une défense collective et politique dans les tribunaux, de communiquer largement auprès du plus grand nombre pour dénoncer les exactions, les abus et la répression policières, d'appeler à des rassemblements de soutien les jours de procès (plusieurs sont déjà prévus en mai), d' empêcher la répression administrative dans les lycées et les facs, de mutualiser nos forces et de coordonner nos initiatives.