Les questions de cette nature se multiplient sur les listes de messagerie syndicales, les réseaux sociaux et plus largement dans l’esprit des très nombreuses personnes mobilisées contre la réforme la plus massivement rejetée par la population depuis au moins 50 ans. C’est que, depuis une semaine au moins, une petite musique dans les médias mainstream accompagne les paroles syndicales : les manifestants sont résignés, ils savent que la réforme passera. Quand Laurent Berger met en apposition dans une même phrase « blocage » et « violence », ne doit-on pas craindre une « retraite en rase campagne » ? Dans le JDD, le patron de la CFDT feint la sidération devant un Macron qui ne reçoit pas les syndicats. Pour Raphaëlle Bacqué du Monde « L’amertume des manifestants » semble avoir remplacé la révolte. Le Figaro parle de « la grogne des syndicats ». Il reste heureusement Mediapart pour titrer que « les manifestants refusent de se résigner » et faire état de la colère qui montait significativement dans le cortège parisien et d’un carré de tête syndical pris à parti par les manifestants les plus radicaux.
Le paradoxe auquel nous confronte ce mouvement social pourrait être formulé ainsi : jamais une réforme n’a été aussi unanimement contestée et pourtant jamais l’espoir que le mouvement de contestation soit victorieux n’a été aussi ténu. Le fatalisme et la résignation semblent aussi forts que la colère. Les raisons de ce paradoxe sont multiples. Parmi celles-ci, il y a bien sûr la succession des défaites des grandes luttes sociales de ces 25 dernières années. Si on excepte le rejet du CPE en 2006, il faut en effet remonter au retrait du « plan Juppé » sur les retraites en 1995 pour trouver une contestation sociale victorieuse. Il y a ensuite la nature illibérale et autoritaire du pouvoir macronien qui avance comme un rouleau compresseur et met à mal la démocratie en faisant des bras d’honneur permanents au parlement et aux syndicats. Rien ni personne n’a pu encore arrêter cette logique de destruction des acquis sociaux, pas même le mouvement des Gilets jaunes qui était pourtant proche de faire vaciller le pouvoir. La troisième cause de ce paradoxe pourrait très bien être la stratégie choisie par l’intersyndicale. Celle-ci suscite de plus en plus de doutes et d’inquiétude. L’intersyndicale ne serait-elle pas devenue l’otage des centrales réformistes, CFDT en tête ?
On observe en effet un contraste, voire le décalage saisissant, entre d’une part les annonces insistantes et répétées pendant plusieurs semaines d’une mise à l’arrêt du pays à partir du 7 mars et d’autres part l’absence d’appel clair et net à une grève générale et reconductible, par exemple pour une durée d’une semaine. A quoi a-t-on assisté la semaine passée ? A un appel au 7 mars, mais pour les jours suivants à une sorte de « délégation » de la grève donnée aux femmes pour la journée internationale des droits des femmes – qui a été une journée très forte et on doit s’en féliciter – puis aux organisations de jeunesse pour le 9 mars, et enfin à la « grève mondiale pour le climat » le vendredi 10 mars. Au lieu de se contenter d’une communication sur la seule succession de ces journées, l’intersyndicale aurait dû marteler l’impératif de l’élargissement de la grève reconductible pendant les 4 jours. Le scénario qui se profile pour la semaine du 13 mars est encore plus risqué d’un point de vue stratégique que celui de la semaine précédente. Certains sur des listes syndicales le considèrent comme désastreux et leur crainte est justifiée.
Appeler à une journée unique le 15 mars – un mercredi signifie une mobilisation mécaniquement très faible dans le secteur de l’éducation – ressemble à un enterrement de première. Pourquoi n’avoir pas appelé a minima au 15, jour de la Commission mixte paritaire (CMP), et au 16, jour du vote de la loi dans les deux assemblées ? C’est que l’intersyndicale, qui reste sous la coupe des réformistes pour préserver son unité, ignore tout simplement la règle de la proportionnalité des moyens d’action à la violence que l’Etat exerce sur tout le corps social et sa représentation. On n’arrête pas un rouleau compresseur avec des fleurs. On l’arrête en le privant de son carburant. Si on gagnait un mouvement social avec seulement des manifestations épisodiques, ça se saurait ! Observons ce qui s’est passé en 2010 : l’espacement entre les journées de grève a tué le mouvement. On peut relire ce que j’écrivais le 1er octobre 2010, sous le titre suivant : « Pour un syndicalisme éthique et résolument offensif ». Le texte reste malheureusement d’actualité. Sauf que le contexte politique n’est pas le même : l’extrême droite a encore prospéré grâce à Macron. Il est de la responsabilité des organisations syndicales de ne pas y contribuer davantage par une retraite en rase campagne qui ajouterait le ressentiment envers certaines centrales syndicales à l’écœurement général à l’endroit des politiques.
Le Sénat a voté cette nuit la réforme des retraites en usant de l’article 44.3. Un fait est passé relativement inaperçu. Je m’étonne que bien peu de syndicats communiquent sur ce point, si on excepte quelques sections locales. Il s’agit de l’ajout, par Marc Ferracci, un député qui est un ami proche de Macron et son ancien conseiller économique, de l’article 1er bis. Cet article, qui a été retiré par les sénateurs, programme la remise d’un rapport sur la création d’un régime universel des retraites d’ici un an, à savoir la possible disparition du régime de la fonction publique et par conséquent l’alignement du calcul des trimestres sur les règles du privé, à savoir sur les 25 meilleures années et non sur les 6 derniers mois. Chose importante : le Sénat a remplacé cet article 1er bis par un article 1er bis A, qui programme cette fois dans les 6 mois - et non plus un an -, un rapport du Gouvernement au Parlement visant à mettre en place "un régime obligatoire d’assurance vieillesse par capitalisation". Laurent Berger a redit ce midi sur BFM que son organisation était favorable au régime universel. Une fois la présente réforme adoptée, une autre sera immédiatement programmée.
Macron ne s’arrêtera pas si on ne l'arrête pas. Il "nous fait la guerre", comme le chantent les manifestants depuis plusieurs années. Laurent Berger a dit ce midi : « On n’est pas dans une guerre ». Il se trompe lourdement. Il ne veut pas non plus « que le mépris se transforme en colère ». La colère est déjà là, immense. Elle doit pouvoir s’exprimer. Le rôle des syndicats n’est pas de la contenir ou de la réprimer. Laurent Berger a dit : « La grève reconductible, c’est une vue de l’esprit ». Non, Laurent Berger, la grève reconductible, ça se prépare et ça se construit. Comme les blocages des entreprises et l’arrêt de l’économie. Car plus personne n’ignore qu’on n’arrêtera pas Macron sans toucher à ceux qui l’ont porté au pouvoir : les milieux d’affaire et les entreprises du Cac 40, qui font aujourd’hui des profits si vertigineux qu’ils pourraient financer nos retraites pendant de longues années. La colère dépasse de loin la seule réforme des retraites. Il revient aussi aux syndicats d'en prendre toute la mesure.
Pascal Maillard
PS : Sur la question de l'article 1er bis A du Sénat relatif à la mise en place d'un régime par capitalisation, on peut lire ICI le billet du collectif Rogue ESR