Parmi les signataires de la récente pétition internationale lancée en soutien à Antonio Tabucchi, j'ai eu le plaisir de retrouver (bien fortuitement il faut le préciser) le nom de l'écrivain Justo Navarro. Vérification faite, cette signature tombait comme un rappel singulier, émouvant au moment même où Ludovic Lamant amorçait sur Mediapart son enquête sur l'Espagne.
Prix national de la critique en 1986 pour son livre de poèmes Un aviador prevé su muerte, Justo Navarro a depuis cessé d'écrire des poèmes. « Écrire, c'est se faire passer pour un autre. » Pari figuratif, exclusif, de la fiction ? Il publie désormais nouvelles et romans à l'enseigne de l'éditeur catalan Seix Barral. Et, se prenant rudement au mot, il ne se ménage pas non plus en tant que traducteur.
En 1988-90 des amis barcelonais et canariens avaient suscité la traduction en deux numéros de revue des poèmes du mince recueil de ce poète grenadin (né en 1953). À ma connaissance, ils n'ont pas connu depuis de nouvelles traductions.
De cette notoire pléiade andalouse de poètes composant la « génération de 27 » (ou de la dictature), outre Federico Garcia Lorca, Vicente Aleixandre, Navarro privilégiait surtout l'exilé Luis Cernuda (revendiquant tout aussi ouvertement que Lorca son homosexualité), que l'on redécouvrait en France, notamment grâce à l'obstiné travail de traduction de Jacques Ancet.
En 2006, Justo Navarro a préfacé une anthologie poétique d'Antonio Machado, guide avec Juan Ramon Jimenez (tous deux également d'origine andalouse), de ce vivier de poètes, dans cette marche à vite désespérer du siècle (mais où se faisaient entendre dans le même moment les voix de Neruda, Vallejo, Borgès...).
À aucun moment, Justo Navarro ne semble avoir rompu son lien privilégié, initial avec la poésie : ainsi en 2003 le personnage principal d'une de ses fictions (F.) est-il le poète catalan Gabriel Ferrater. Si le thème le plus évident en est le suicide programmé (et exécuté) de Ferrater à l'âge de 50 ans, les deux poètes partagent aussi ce souci plus hypnotique qu'auditif des formes fixes (jusqu'aux rimes) dans leurs poèmes. Comme si la page blanche pouvait receler, à un moment de l'histoire de ces formes, un calice de douleur. Histoire que, dans le cas de Navarro, il s'agirait de mettre à nu chez ses aînés.
À l'oreille, nul doute toutefois que le poète a le cante jondo, ressent de tous ses sens le duende du poète théoricien Lorca. Ou encore le chant inextinguible du poète immobile, rongé par la maladie, Aleixandre. Et précisément, à lire la poésie de Justo Navarro, on ne peut que s'étonner de ce trait d'union jeté entre les influences surréalistes des années d'avant-guerre et ce que l'on a appelé à Barcelone dans les années 1950-60 la « poésie de l'expérience », très proche de la beat generation américaine, autour de Gabriel Ferrater, mais aussi Jaime Gil de Biedma.
Et il n'est pas indifférent que ce soit le plus surréaliste des poètes catalans, Pere Gimferrer, qui ait joué, à bien des égards, ce rôle de passeur entre ces générations meurtries, tenues à demeure, par la dictature franquiste.
Voici deux poèmes de Justo Navarro (traduction de Martine Lèguevaques).
Hors du monde
Fini le plaisir, n'est-ce pas l'après-midi plus vive
un chasseur perdu qui se plaint dans la montagne ?
La lumière, à la dérive
comme l'insondable ligne de l'horizon
toujours en fuite: dans les objets s'éteint cette
clarté gantée des laboratoires
de novembre. Sans regret
on peut mourir alors: quand les bijoux
deviennent verroteries, et que comprime une douce indolence
de vers à soie tissant leurs cocons.
Et chaque chose fatigue
comme un jeune homme faible, indigne des siens.
Trêve éteinte
La matinée tranquille exige son tribut
avec le gant jaune d'une flamme d'huile.
Tu penses à une branche qu'un fruit fait ployer,
ou à un pays qui a le loisir et le plaisir
pour habitudes. Cependant, traîtres sans ruses
ni masques, les heures excitent soudain
leurs meutes : elles te présentent - quoique tu ne leur demandes rien -
le mauvais arçon et l'impudique barbe de plusieurs jours
d'un officier tombé aux mains adverses.
Ceci te donne le dimanche : est-ce le dégoût ou la colère
ou l'enchantement aigre-doux des choses précaires ?
Et le milieu du jour est alors un royaume pillé.