Un des écrivains parmi les plus fécondément ténébreux, l'Argentin Ernesto Sábato, est mort le 30 avril dernier dans la province de Buenos Aires à l'âge de 99 ans, esquivant d'un mois sous la toise du temps les honneurs que s'apprêtait à lui rendre la nation pour son centenaire. Mais si l'on en juge par les dépêches, le grand mort a été fêté comme s'il n'avait en rien quitté les vivants.
C'est cette noble figure, au sens latino-américain, des lettres argentines qui a présidé la Commission nationale sur les disparitions de personnes (Conadep), dont le rapport Nunca Mas (Jamais plus) a permis de mettre au jour les crimes commis par les juntes militaires de 1976 à 1983 (voir cet écho de Lamia Oualalou). Et qui d'autre que l'auteur de L'Ange des ténèbres (1974) pouvait s'aventurer à trouver une issue collective à une humanité dont il avait demandé sous la dictature, par roman interposé mais solennellement (à l'ONU), à être radié ?
Mais c'est la destinée même de Sábato qui porte à rebours sur son siècle témoignage d'une cruelle et implacable lucidité. Séjournant en Europe, dès 1935, le militant communiste d'alors perd toutes ses illusions sur la nature du régime soviétique. La fréquentation des surréalistes et la tenue mouvementée d'un certain Congrès international des écrivains, à Paris, n'y sont sans doute pas pour rien. Mais peu alors en prirent la vraie mesure.
Puis vint le temps des grandes rencontres, Borgès, un certain Gombrowicz...
Le propre des grandes œuvres, c'est qu'elles peuvent attendre. Nulle poussière ne les affecte durablement sur les rayonnages. Cela est dû sans doute à la force de l'imagination qui a guidé leur survenue. Car un roman peut être envahissant, surtout pour un lecteur-auditeur, je veux dire qui pratique la diction intérieure, un lecteur lent, en quelque sorte. On peut donc souhaiter le tenir en respect, le garder en réserve durant des années, comme on le ferait d'un compagnon taciturne.
Puis on l'ouvre, par exemple Alejandra (Sobre heroes y tumbas), et on lit :
« Oui, elle était là. De loin, il la vit qui marchait vers lui.
Il s'arrêta. Son cœur battait à grands coups.
Elle continuait d'avancer. Arrivée près de lui, elle dit :
– Je t'attendais. »
C'est de l'histoire romanesque bien sûr qu'il s'agit, mais aussi du livre sur son rayonnage. Qui nous attend, puis nous dit : je t'attendais. En l'occurrence, une prodigieuse œuvre d'imagination, éclose et tournée vers le monde, et le ceignant d'autant en son sein, doublée d'histoires particulières et collectives échangeant leurs destinées au gré des narrateurs et des tableaux : ville livrée aux fantasmagories, sociétés secrètes, s'originant en une fresque épique continentale.
« Je crois que la vérité est parfaite pour les mathématiques, la chimie, la philosophie, mais pas pour la vie. Dans la vie, l'illusion, l'imagination, le désir, l'espoir, comptent plus. »
Oui, il est toujours temps de découvrir Ernesto Sábato. Un grand livre a tout le temps. Il n'est fait que de la solitude qu'il s'est donnée.
Ces derniers jours, le peuple argentin qui lui rendait un dernier salut avait peut-être en tête un poème qui fleure ses cent ans, « La Maison des morts » de Guillaume Apollinaire :
« Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d'avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu'on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l'on n'a plus besoin de personne. »
L'œuvre romanesque d'Ernesto Sábato est éditée en livre de poche, par les Editions du Seuil, coll. « Points ».