En ces temps où tous les malheurs pourraient coïncider absolument si nous persistons à oublier ce qui nous lie au monde, la revue Po&sie consacre deux de ses dernières réalisations aux poésies d’Afriques. D’un numéro à l’autre (le premier est paru début 2016, le second voilà quelques semaines), poèmes, textes, témoignages, analyses sont livrés dans la pluralité de leur appartenance, reflétant la diversité des langues, des situations « poético-politiques » (Claude Mouchard) « d’Afriques », sur tout le continent. Mais d’emblée les instigateurs de la revue, rejoints par nombre de chercheurs (notamment de l’ITEM), ont pris soin de convoquer « l’Afrique là-bas, l’Afrique ici », selon leur forte expression. C’est ce point de vue dédoublé sur le monde qui coordonne leur travail : le monde là-bas, le monde ici, qui forment ce monde global où, en effet, tous les malheurs peuvent coïncider, si nous n’y prêtons pas une égale attention, ici comme là-bas.

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En ce sens, dans la seconde livraison de la revue, l’ethnologue et anthropologue Michel Agier donne au travers de quelques-unes de ses enquêtes de « terrain » un état des lieux nécessaire « d’une Afrique marquée par la brutalité des situations de guerres et de violences », « c’est-à-dire [autant] d’expériences au travers desquelles le continent se mondialise, en l’occurrence sous les traits d’une mondialisation négative. Une Afrique marquée aussi par les arrangements multiples avec la douleur, avec le précaire, avec les traces toujours vives de la domination coloniale ». Et il précise, ouvrant aux lignes de tension créatives qui parcourent les deux numéros de la revue : « Marquée encore par l’énergie de pure vie, ou survie, d’apprentissage et d’invention sociale. »
Car « là-bas » est ce monde que les politiques internationales économiques continuent de priver de tout horizon, et d’où nous parviennent, sur fond de désastre humanitaire à grande échelle, ces œuvres vives d’Afriques. Catherine Coquio y insiste qui introduit cette seconde livraison de Po&sie par le récit de la traversée d’un réfugié soudanais, Yousif A. Haliem. Ce monde qui semble avoir fait le deuil de l’instauration d’un nouveau « paradigme » dans les échanges économiques, en particulier avec l’Afrique, est-il simplement « un monde humain » ? Et si non, dans quoi sommes-nous tous « embarqués », comme le dit Achille Mbembe ? Dans un « voyage de la mort », tels ces réfugiés indésirables qui ne diront plus « terre ! » à la vue du moindre continent, poursuit Catherine Coquio.
C’est pénétré de ces conditionnements de l’Histoire que s’entend le poème traduit de l’anglais par Hédi Kaddour et Claude Mouchard du Sud-Africain Mongane Wally Serote, né en 1944 « dans un faubourg noir de Johannesburg » :
« elle dit –
l’histoire est l’adresse de chez toi
elle réside en toi
elle est ton sanctuaire et tu es son sanctuaire
si tu ne la connais pas
ou ne t’en souviens pas
si tu la rejettes
alors c’est comme entrer dans le désert
où il n’y a que sable et sable et sable »
La première livraison de ces numéros Afriques s’était ouverte sur les vers de l’écrivain zimbabwéen Dambudzo Marechera (1952-1987) qui inclinent à une réception mutuelle :
« Et coincé sous la porte entre Europe
et Afrique,
Le poème, de dépit, commença
à mordiller ses lèvres-strophes. »
Parmi les grandes découvertes de ces numéros de la revue, il faut citer le poète marocain Embarek Ouassat (né en 1955), distingué par Adonis pour son apport « à la deuxième vague de la modernité » de la poésie en langue arabe, distillant un « récit » d’aventures « conservé dans les archives du vent ». Voici un de ses poèmes (traduit par lui-même) :
« Je suis depuis peu dans cette ville,
et sur sa plage, je vois des chirurgiens
qui extraient du crâne d’un noyé,
ramené des profondeurs des eaux,
des algues et des coquilles.
On remet ces dernières en mer,
et voilà le noyé qui se lève,
ajuste ses reins de ses propres mains,
salue le public d’un geste de son crâne,
puis s’en va.
Les infirmiers amènent alors un nouveau noyé
et l’allongent à la place du précédent
qui, en ce moment, enfourche sa moto
et prend la direction de sa maison,
vivant, mais sans chair sur les os,
sans chair, mais la joie dans l’âme…
Ses amis fêteront ce soir son retour
et remarqueront, lors de la danse,
qu’il a un remuement d’épaule
inimitable ! »
Ces lignes de tension, d’appartenance aux mondes « d’ici et de là-bas », parcourent tout le continent, du « français langue algérienne » de Samira Negrouche à l’écriture d’une poésie « en langues africaines », comme le notent Mélanie Bourlet et Xavier Garnier dans la première livraison de la revue. Tant les poésies d’Afriques peuvent être comprises, selon eux, au travers d’une « célèbre phrase d’Édouard Glissant » : « Les poètes écrivent en souffrance (et pas simplement en présence) de toutes les langues du monde. »
Je renvoie ici au sommaire du premier double numéro (153-154) et là au sommaire complet du second double numéro (157-158) de la revue Po&sie. Mais voici un extrait d’un poème du comédien, poète et metteur en scène Dieudonné Niangouna (né à Brazzaville en 1976), dont l’œuvre « est nourrie de celle du grand écrivain congolais Sony Labou Tansi ». On se reportera dans le second volet Afriques à une remarquable étude de Diane Chevalet sur ce poète à qui est associée une autre auteure congolaise, Bill Kouélany.
« […]
Et moi je dis à la fille :
Les hommes sont les animaux domestiques de la honte, de la flamme, de la piovra, de la dague, de la pièce de monnaie, du livre de poche, de la carte de vaccination, de la télé, du football, de la boîte à ciseaux, de l’information, du portable à jeter, de la farine qui pétrit la machine pour donner du pain, des vacances au soleil, de la musique et des ordinateurs.
Vous connaissez les ordinateurs ?
La fille me dit,
Elle était belle la vie
Et je l’aimais,
Jamais je n’aurais aimé comme ça,
Elle m’a dit, la fille m’a dit : je t’aime, je t’aime pas.
Dans le rêve, du fond de mon œil derrière la rétine, coulaient les larmes,
Et j’aurais jamais pleuré comme ça si elle n’était pas là,
Dans mon rêve.
Puis je me sentis soudain blessé
Coupable d’avoir rêvé
Laissé-délaissé
Abandonné par les hommes, la terre et leurs animaux domestiques.
Et cela fait bien mille ans que je rêve
La fille m’a dit je suis partie
Et je me suis senti blessé
Et cela fait bien mille ans que les hommes se sont cassés
Cela fait mille ans que les animaux sont parqués
Et cela fait deux mille-pattes que la terre ajoute un pas à la poussière,
Que Gérôme a eu vingt ans,
Que mamie s’est remariée,
Que le chauffage vient du courant électrique,
Que le crocodile qui a perdu ses dents revient sur la rive.
Elle m’aimait, la fille
Nous nous aimions comme deux pains
C’était avant, y a bien avant que tout en moi s’écroule
Mille ans déjà, deux mille ans
Mais ça ne dure pas
A dit la fille
Et pourtant j’aime la vie. »
*
En écho à la saisissante approche de Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo, proposée par Laurent Jenny dans le double numéro « Afriques 2 » de Po&sie, il faut signaler la parution du deuxième numéro de la revue littéraire La Plume vivante. Conçue à Kinshasa, La Plume vivante entend, selon les mots de son créateur Fiston Loombe Iwoku, « atténuer les obstacles que rencontrent localement les écrivains en herbe pour faire connaître les divers talents qui gisent en eux, en leur offrant un espace qui leur permette de s'exprimer avec liberté ». Ce souci d’ouverture qui l’anime, relayé par Gabriel Mwènè Okoundji (également présent dans « Afriques 2 » de Po&sie), a incité la revue à réaliser un dossier spécial consacré à Benjamin Fondane.
Y sont également rassemblés autour du Togolais Sami Tchak de jeunes auteurs congolais des deux rives du fleuve, du Nord et du Sud-Kivu, ou du Bandundu, dont la voix résonne à l’instar de celle de Mwanza Mujila :
« Je n’ai pas encore vendu mon âme
Je n’ai pas encore jeté mon corps
Dans un autre corps
Je reste cette répugnante petite ombre
Sur la falaise des incertitudes
Et multiples incrédulités
Peut-être qu’il me faut attendre avec patience la pleine
lune
Pour me jeter dans le vide
Dans l’espérance de renaître
De mon corps désossé. »
On se reportera ici au sommaire complet de ce numéro de La Plume vivante, que l’on peut se procurer à la même adresse.
Concernant le peintre sud-africain Erik Laubscher, je renvoie à ce billet-ci.