Les livres d'Hélène Cixous ne laissent jamais indifférent. Elle a une manière qui n'appartient qu'à elle de prendre la langue à bras le corps pour lui faire rendre plus qu'elle ne dit dans l'usage policé que nous en faisons ; elle l'abrège, elle la coagule, joue des assonances, des étymologies, des approximations, elle joue avec les mots ou se laisse jouer par eux. L'insconscient affleure ou déborde.
On aime ou on déteste, on se laisse emporter ou on résiste des quatre fers. Je suis de ceux qui aime. Je ne connais pas de plus bel et fort hommage à Jacques Derrida que Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif. (Galilée, 2001)
L'avant-dernier livre de Cixous est consacré à sa mère, Eve Cixous, sage femme de son métier et femme d'une grande sagesse que l'histoire a trimbalée d'Allemagne en Algérie puis en France sans qu'elle se départisse d'une immense soif de vivre. Et Eve est d'une étonnante longévité, d'une formidable combativité, mais l'âge est là et le corps qui s'épuise - commence un long combat contre la mort que sa fille accompagne. Rien ne nous est épargné de ces épisodes, menus événements, grands désespoirs, rires aussi, qui ponctuent la grande dépendance et que connaissent tous ceux qui se sont occupés de leurs vieux parents redevenus, avant qu'ils ne disparaissent, les enfants de leurs enfants. Rien des souffrances d'Eve, de ses cris, de ses silences, de ses escarres, de ses angoisses, de la régression autour des fonctions organiques élémentaires, pipicaca, comme pour un tout petit, le recours au "limédicalisé" de ses appels à l'aide ("aidemoua, aidemoua...").
Et la question lancinante - quoique jamais vraiment formulée ou si difficilement formulée ou regrettée sitôt que formulée - de ce que pourrait être cette aide qu'elle sollicite sans renoncer encore à lâcher prise et qui pourrait lui donner une mort heureuse. Mais comment cela est-il possible quand elle est encore si vivante ? Quand un regard, quand un sourire, quand un désir aussi vague soit-il, quand un mot, un seul mot, viennent prouver qu'elle vit encore ? Comment est-ce possible lorsque l'amour que sa fille lui voue est tellement immense, sans mesure aucune, qu'elle pense mourir elle-même quand elle pense à la mort de sa mère ? Qui peut donner la mort, qui veut la donner ? Qui veut la mort ? Qui veut qu'on la lui donne ? Qui peut, qui ne peut pas ? Qui veut, qui ne veut pas ? Ce problème de conscience, ce problème d'inconscient, ne cesse de revenir.
Et ce qui permet à Hélène Cixous de tenir, c'est l'écriture même, à laquelle elle ne renonce jamais, même lorsqu'elle a dépassé les limites de l'épuisement, ces carnets qu'elle ne cesse de tenir et où elle consigne les traces ultimes de ces journées, de ces mois, de ces années ; où elle répète sans fin sa plainte "Oh mère est morte...", pas encore, pas maintenant, pas aujourd'hui, pas cette nuit...Et pourtant la vie, à côté, continue - le travail, la présence des enfants, des amies, Ariane toujours, des aides-soignantes, bardées de certitudes ou si riches en humanité - qui pourrait permettre une issue. Seule l'écriture, qui permet de dresser cet émouvant tombeau.
Le livre d'Hélène Cixous est publié aux éditions Galilée.