Deux ans (du 16 mai 2012 au 25 août 2014), c’est à la fois court et suffisant pour passer au scanner, à la fois l’administration des choses et les institutions de la République. Surtout quand ce regard se porte depuis Bercy, un des ministères réputés parmi les plus puissants des gouvernements de la V° République. Un régime sur lequel Montebourg a établi, il y a déjà vingt ans, un diagnostic de fin de vie démocratique (La machine à trahir : Rapport sur le délabrement de nos institutions. Denoël, 2000).
Ce faisant, on dispose là d’un document précieux, un peu et toutes choses égales par ailleurs, comme ces « souvenirs, journaux, cahiers » de Victor Hugo rassemblés sous le titre de Choses vues (1830-1885. Quarto, Gallimard, 2001). Dans les deux cas, c’est l’écriture, précise et alerte, d’un double mouvement par lequel on échappe au secret et on y pénètre.
A ce seul titre, quoiqu’on pense du personnage et de « l’ensemble de son œuvre », tous ceux qui s’interrogent sur l’exercice de responsabilités politiques dans le cadre institutionnel tel qu’il est, doivent lire L’engagement (Grasset, 2020, 297 p.). Mais aussi ceux, militants du changement et de la réforme, pour qui la distinction entre éthique de conviction et éthique de responsabilité (posée par Max Weber il y a un siècle) continue de faire question.
Montebourg traite donc de deux sujets, très actuels : l’Administration, au sens où elle porte une opposition immanente entre bureaucratie et démocratie. Les institutions politiques, au sens où elles sont un système interactif où se représentent et s’arbitrent des intérêts contradictoires.
L’Administration d’abord. C’est avant tout l’action publique que semble conforter les moyens de ce très régalien ministère de l’Economie et des Finances, divisé en dix grandes directions générales et une vingtaine d’entités sensées muscler ses interventions.
Montebourg a pu y ajouter des Commissaires au redressement productif, super-préfets à l’industrie dans les Régions., évoquant les Commissaires à la République du Gouvernement provisoire de 1944. Ils eurent une efficacité bien réelle, traitant de 1693 dossiers d’entreprise en difficulté, représentant 240.554 emplois menacés dont la plupart furent préservés. Preuve donc que « quand on veut, on peut ; et qu’avec peu, on peut faire beaucoup ».
Ce type d’action procède d’une culture, singulièrement française, celle du colbertisme: une action politique volontariste sur l’économie. « Il m’aida (Colbert) à capturer en lui l’activisme qui devait unir les forces et les ressources de la Nation dans une alliance des producteurs : les ouvriers et leurs syndicats, les propriétaires du capital et leurs patrons, les territoires et leurs élus (…) C’est l’idée du made in France, venue du fond des temps (qui) serait invincible si elle était sincère ». (p. 134) Les exemples ne manquent pas, dans ce qui fut un début de programme d’investissements, de relocalisations, d’innovations durant ces deux années. 34 Plans industriels virent le jour (Macron arrivant à Bercy les réduisit à 9), de l’avion électrique à la voiture à moins de 2 litres aux 100, en passant par les dirigeables à l’hydrogène pour le transport de charges lourdes.
Mais ce qui pouvait ressembler à un véritable élan se brisa sur deux écueils : Florange et Alstom. Non pas que la doctrine colbertiste du Ministre fut tenue en échec sur ces deux dossiers. Le possible recours à la nationalisation temporaire (pour Florange), ou au refus par décret (du 14 mai 2014) de la vente à une entreprise étrangère (pour Alstom), en furent la preuve. Ils échouèrent faute d’une volonté politique supérieure, celle du Premier ministre et du président de la République.
Mais ce n’étaient pas les seuls en cause. La caste de la Haute Fonction publique occupe une place stratégique dans le pessimisme de la volonté concernant l’action publique. C’est un champ globalement homogène (« une tribu autonome avec ses intérêts propres, qui se sert de l’Etat » p. 59) qui va des directeurs de cabinets aux directeurs d’administrations, en passant par le peuple des « énarques bercyens, payés à vie pour passer d’un poste à l’autre, en s’évitant le moindre risque » (p. 52).
Leurs portraits sont drolatiques et accablants. Celui de Stéphane Israël, estimé être en 2012 un des meilleurs « Dir-cab » de la place, qui va sombrer dans la trahison pure et simple du ministre ; ou celui de Jean Dominique Comolli, Commissaire aux participations (« béat jusqu’à la bêtise devant les préceptes de la religion bruxelloise et considérant la France comme irréformable » p.55) . Ils figurent un monde s’appropriant des décisions stratégiques alors qu’ils n’ont aucune légitimité pour le faire. Ni la formation idoine (« L’Ecole Nationale d’Administration étant devenue la grande école de l’arrogance »). Ce système, prospère et embellit. La franchise avec laquelle Montebourg l’a affronté n’y a rien changé. La récente nomination à la tête du Trésor, d’Emmanuel Moulin (rocardien au PS, puis sarkozyste et maintenant farouche macroniste), ci-devant directeur de cabinet de Bruno Le Maire à Bercy, en est un exemple caricatural.
L’espèce des technocrates a même réussi à capturer les partis dits de gouvernement. Si bien que ces derniers, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont devenus des filières de professionnalisation, réduisant les effets politiques d‘alternances au sommet de l’Etat. Ils ont secrété une culture commune, celle du libre-échange et de la mondialisation « production géopolitique d’une poignée de dirigeants européens. Pendant une décennie, 1985-1995, à partir de l’Acte unique, sans consultation des peuples (ils ont décidé) le démantèlement des protections nationales sur la circulation des capitaux, la mise sur le marché mondial des dettes publiques, la dérégulation et la liberté d’ingénierie financières » (p. 243). Le fait que des socialistes français de premier plan aient influencé de façon décisive ce processus explique que leur parti soit aujourd’hui exsangue. Ils ne gèrent plus que des restes d’influence électorale (« la mondialisation, c’est l‘effondrement du pouvoir d’achat des bulletins de vote » disait Habermas). Le bilan qu’en tire un Pascal Lamy (« Quand il s’agit de libéraliser en France, on ne peut pas compter sur la droite ; la gauche devait libéraliser parce que la droite ne l’aurait pas fait ») montre le côté dévastateur de cette période pour le socialisme. Ces citations auxquelles l’ouvrage renvoi, confortent l’ambition de l’auteur de passer à autre chose
Ceci étant, son analyse de sa confrontation à "l’Etat profond" de Bercy, laisse ouverte une grande question : celle des fondements constitutionnels du modèle politico-administratif français et de sa possible réforme. Ce modèle est aux antipodes de celui (en grande partie américain) d’une bureaucratie représentative de la population qui cherche à soumettre l’administration à la volonté populaire, à s’ouvrir à la participation des usagers et à leur diversité jusque dans le recrutement de ses fonctionnaires. L’entreprise colbertiste doit-elle s’en rapprocher ou au contraire, tirer profit de la concentration des instruments étatiques que garantit une administration de mission ? C’est le sujet de la compatibilité entre « pouvoir administratif » et « responsabilisation » des gouvernants. Sujet familier aux anglo-saxons sous le vocable d’accountability, comme par hasard intraduisible en français.
- Les institutions politiques nous sont en quelque sorte, plus familières que les arcanes bureaucratiques et leur faculté d’empêcher. Ce sont celles de la V° République, augmentées de leur pratique, renforçant toujours plus le présidentialisme. En ces temps de crise sanitaire et de gouvernement par le Conseil de Défense, elles suscitent le ravissement toujours recommencé de quelques idiots utiles. S’ils lisent les pages de L’engagement concernant le fonctionnement de ce système, ils pourront mesurer l’obstacle majeur qu’il constitue pour l’épanouissement d’une société démocratique moderne.
Ce domaine des institutions est propice aux portraits des hommes qui les occupent. Ceux que peint Montebourg, fourmillent de traits assassins, et bien souvent hilarants. Derrière eux, se déploie la scène d’un pouvoir atrophié. Son semblant de toute puissance se dissipe au gré de la confusion anomique qui y règne.
Le premier trait que confirme cette expérience ministérielle, c’est l’absence quasi totale de lieu de débat. Le Conseil des ministres qui est sensé l’être par-dessus tout, n’existe tout simplement pas. Son fonctionnement n’est régi par aucun article de la Constitution (sauf pour préciser que c’est le Président de la République qui le préside). Ses compétences varient selon l’usage. On n’y vote pas puisque c’est le Président et le Premier ministre qui ont l’exclusivité des pouvoirs de décision. On n’y parle pas. C’est un « lieu ou un Seul et Unique doit parler et personne d’autre. (…) C’est une estrade sans spectateurs (le secret est en principe la règle). Le Président pratique le monologue infatigable du pouvoir ; parler seul, ne pouvoir être contredit, être condamné à devoir toujours avoir raison. (…) L’ordre du jour y est réglé comme un métronome (en trois parties : les textes de lois, les communications, les nominations). C’est la messe en latin : clochette, psaumes, ostensoirs, rites et répétition des rites. » (p. 199). La gauche n’a jamais rien changé à ce décor. Au cours des premiers mercredis après sa nomination, Montebourg tente d’y intervenir. Il croise des regards effarés ou agacés. L’absence totale d’espace de délibération reste donc la norme privative de liberté d’échanges capables de produire une volonté politique collégiale.
Le Président préside et gouverne. C’est François Hollande. Sa personnalité, sa biographie politique, sa caractérologie importent au plus haut point puisqu’il incarne ce que la France a institutionnellement produit de plus perfectionné en matière de « chefferie d’Etat ». Les nombreuses pages qui lui sont consacrées sont un régal. « Le nouveau président s’était déjà (avant sa prise de fonction) drogué à la V° République . Il avait inventé dans sa tête le jupitérisme avant sa naissance macronienne. Il était fraichement prêt et disposé à faire seulement ce qu’il voulait (p. 34)
C’est le récit de la visite d’Etat à Washington en février 2014 qui est le plus instructif (le plus risible aussi). Il a lieu après deux humiliations infligées par Obama à Hollande : six mois plus tôt, il l’avait laissé seul « prêt à punir la Syrie » ; neuf mois plus tôt, il avait obtenu l’accord de la France pour tenter d’arrêter Edward Snowden (qui avait demandé l’asile politique), provoquant une crise diplomatique internationale. Ces affronts furent suivi d’un troisième dès le début de la rencontre des deux délégations, quand le président américain questionna le français sur la politique austéritaire et récessionniste de l’UE (à l’opposé de celle des USA). Ce dernier fit d’emblée cette réponse : « On voit que vous ne connaissez pas madame Merkel ! ». « Il y eut comme un gentil malaise. Cette phrase portait en elle l’aveu désolé, immédiat et cinglant que la France ne comptait pas. (…) Elle en faisait même une blague. La France était donc assise sur le porte –bagage de la moto d’Angela, s’excusant avec le sourire de ne pas savoir conduire (…) Hollande venait d’indiquer qu’il n’était pas le dirigeant européen auquel il fallait s’adresser ».
C’était l’état d’affaissement général où en était arrivé le Président, dans un abandon cumulé des promesses de campagne et de la souveraineté nationale. Et cela, un an et neuf mois seulement après l’installation à l’Elysée. Désespérant de convaincre et impuissant à peser dans le gouvernement avec le seul ministère de l’Economie, Montebourg va mettre à profit les dissensions au sein de l’Exécutif et les ambitions de Manuel Valls pour « imposer une sorte de cohabitation avec l’Elysée » (p. 362). L’idée n’était pas mauvaise, pour tenter de corriger le dysfonctionnement des institutions. Elle a reposé sur un accord en trois points avec Valls : les orientations économiques de la France ; un tournant de sa politique européenne ; la redéfinition de la loi de finances pour 2015. Rien de cela ne fut tenu. Pourtant « Valls méprisait à mots couverts le Président à qui il reprochait son incapacité à gouverner et à décider. (Mais) il avait réussi à lui arracher le plus beau décret de sa vie, sa propre nomination à Matignon. Ce fut un boulot de chien. Il avait passé des heures en tête à tête à lui mentir, le flatter, lui faire croire dans toutes sortes de perspectives, une œuvre de patience. Il avait fallu ramper, se laisser humilier, se fâcher, charmer, faire rire… » (p. 293). Le défaut serait donc dans la nature du nouveau Premier ministre « un de ces types qu’on trouvait en quantité au PS de l’époque, des gars qui pendant vingt ans n’avaient fait que des congrès, écrit des motions et participé à toutes sortes de combines d’appareil, à l’endroit puis à l’envers et surtout de travers. »(p. 292).
Les diagnostics de Montebourg sur les personnes qui incarnèrent ses paris sont impitoyables. Au point qu’on se demande parfois pourquoi et comment il a pu se tromper à leur égard, à l‘heure justement des alliances avec eux. Il s’en explique ici et là, évoquant sa progressive « lucidité sur qui étaient ceux avec qui (il) s’était embarqué à gouverner. Je perdais chaque jour davantage quelques lambeaux de cette croyance , ce qu’on appelle en langage religieux la foi, si nécessaire à l’action. » (p. 307).
En quoi cette expérience in vitro peut-elle féconder l’avenir ? La tentation existe d’un traitement des défauts du système par les personnes. Au bout du rouleau de la tentative du sauvetage d’Alstom, Montebourg pense que « c’eût été possible avec un tout autre président » (p. 301) dont il trace le profil. Cela remet en mémoire la pratique du pouvoir par Lionel Jospin, Premier ministre d’un gouvernement de cohabitation de 1997 à 2002. Plutôt réussie mais noyée dans l’invention du quinquennat et l’inversion du calendrier, elle se solda par le crash que l’on sait, au terme d’une campagne présidentielle conduite avec le mot d’ordre « Présider autrement ». Elle laissait croire que le changement véritable pouvait faire l’économie d’une réforme des institutions, passant par le refus du présidentialisme.
Hic Rhodus, hic salta. La phrase d’Esope évoquant un grand saut pour décrire une situation dans laquelle il n’y a pas d’échappatoire, s’impose au terme de la lecture de L’engagement. Il faudra bien, pour résoudre la question démocratique, inventer sans attendre, une nouvelle République.
Arnaud Montebourg a tiré définitivement l’échelle de son engagement obstiné dans le Parti socialiste : du militant pour l’élection de François Mitterrand en 1981, au dirigeant actif dans la tentative de rénovation du parti en 2008. Durant ces décennies, il a pensé qu’il était impossible de faire gagner ses convictions sans passer par le medium d’un parti, entreprise collective et populaire. Deux qualités ensevelies par l’exercice du pouvoir pour le pouvoir.
Figure très singulière dans le champ politique, il y est finalement resté ce « partisan de l’éthique de responsabilité (qui) comptera avec les défaillances communes de l’homme et (qui) estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. » Cette définition de Max Weber peut être sa force pour de nouvelles aventures.