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En France, la plus haute juridiction administrative s’appelle le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat, pas la Cour d’Etat. Une telle dénomination reflète exactement le rôle de cette institution, qui est de prêter main-forte à l’Etat, c’est-à-dire à l’exécutif, en toutes circonstances, à plus forte raison lorsqu’elles sont exceptionnelles et qu’il importe alors que les pouvoirs publics se « serrent les coudes » pour gouverner la population par la peur (Laurent Mucchielli, « Covid : nous ne voulons plus être gouvernés par la peur », Blog Mediapart, 11 septembre 2020) au nom d’un risque sécuritaire ou sanitaire souvent surévalué à dessein de manière alarmiste, en l’occurrence via le décompte national quotidien des contaminations, hospitalisations et morts du covid-19 – pourquoi ce procédé anxiogène n’est-il pas employé pour la grippe saisonnière ou les dégâts exponentiels causés à la santé publique depuis des décennies par les pollutions environnementales ?
C’est donc sans surprise que, par deux ordonnances de référé-liberté très médiatisées (v. par ex. : « Le Conseil d’Etat valide la possibilité d’imposer le port du masque pour toute une ville, sous conditions », lemonde.fr, 7 septembre 2020) rendues le 6 septembre 2020 sur la requête du ministre des Solidarités et de la santé, une membre du Conseil d’Etat a largement suivi le sens des conclusions préconisées par son collègue du Conseil d’Etat Charles Toboul, lequel intervenait en l’occurrence au litige comme représentant du ministre de la Santé requérant, bien qu’il fût il y a à peine plus d’un an le porte-parole du Conseil d’Etat ; la juge des référés a en conséquence pour l’essentiel validé l’obligation généralisée imposée par arrêtés préfectoraux de port par les personnes de plus de onze ans du masque sanitaire sur la voie publique des grandes agglomérations.
Il est alors très curieux de se souvenir que, six mois auparavant, le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat avait pris une position exactement inverse, en suspendant le 17 avril 2020 l’exécution de l’arrêté du maire de Sceaux qui imposait le port du masque sanitaire, au prix d’une innovation juridique consistant à contraindre les autorités de police municipale à s’aligner sur la politique nationale de lutte contre la catastrophe sanitaire (« Le Conseil d’Etat démasque Sceaux, et vice-versa », 19 avril 2020). Il faut dire qu’à l’époque, pour camoufler sa gestion catastrophique de la pandémie naissante de coronavirus, le Premier ministre avait diffusé une fausse information devant la représentation nationale en assurant que « le port du masque, en population générale, ça ne sert à rien », tandis que le ministre de l’Intérieur demandait en conséquence aux préfets de morigéner les maires à l’origine d’arrêtés municipaux rendant le port du masque obligatoire ; le Conseil d’Etat avait donc donné force juridique à cette déclaration scandaleuse et fausse, cet énorme mensonge public dévastateur pour la crédibilité des décideurs nationaux qui ne visait qu’à légitimer l’indisponibilité des masques à usage unique – aux effets désastreux pour l’environnement –, ainsi que l’a enfin reconnu le 11 septembre 2020 le délégué général du parti du président de la République M. Guérini, sans pour autant en tirer aucun enseignement pour lui-même et pour la majorité présidentielle : « avec le recul, on aurait dû dire que nous n’avons pas assez de masques et que c’était la raison pour laquelle il fallait les réserver à ceux qui étaient en première ligne ». Désormais, les affirmations gouvernementales sont diamétralement opposées et partant en phase avec la réalité, et c’est ainsi que la ministre du Travail n’hésite plus à dire début septembre 2020 que « aujourd’hui, il est avéré que si vous vous lavez les mains et que vous portez un masque, vous avez une protection maximale ».
C’est donc à l’aune de ce tête-à-queue de la doctrine des décideurs publics nationaux qu'une juge du référé-liberté du Conseil d’Etat, saisie comme juge d’appel par le ministre de la Santé, devait se prononcer sur la légalité des deux arrêtés préfectoraux litigieux. Ces arrêtés avaient été pris sur le fondement de l’article 1er de l’interminable décret n° 2020-860 du 10 juillet 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans les territoires sortis de l'état d'urgence sanitaire et dans ceux où il a été prorogé, qui autorise le Premier ministre à habiliter les préfets à rendre le port du masque obligatoire « lorsque les circonstances locales l’exigent ». Sur la base de cette habilitation, la préfète du Bas-Rhin avait par arrêté du 28 août 2020 applicable jusqu’au 30 septembre exigé le port du masque par les piétons à partir de onze ans, en tout temps, sur le territoire des communes de plus de 10 000 habitants du département, tandis que le préfet du Rhône avait le 31 août 2020 pris la même obligation pour les villes de Lyon et de Villeurbanne. Il importe de souligner que le manquement à cette obligation est sanctionné d’abord d’une amende de 135 euros puis en cas de récidive de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende, de sorte qu’il est pour le moins difficile de suivre la juge des référés du Conseil d’Etat lorsqu’elle considère que le port du masque impose une contrainte « mesurée ». Les tribunaux administratifs de Strasbourg et de Lyon avaient suspendu l’exécution de ces arrêtés préfectoraux, par application d’une jurisprudence constante, qui exigeait qu’une mesure de police administrative soit non seulement nécessaire au regard des circonstances locales, mais également proportionnée à la situation locale de manière à ce que les entraves aux libertés individuelles correspondent exactement aux risques de trouble à l’ordre public, et donc à ce que la liberté prévale sur les restrictions de police.
Ces décisions de tribunaux administratifs étaient parfaitement conformes à la jurisprudence établie du Conseil d’Etat, applicable y compris sous l’empire de la loi n° 2020-856 du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire, dont le régime présenté comme transitoire court jusqu’au 30 octobre 2020 (mais, on va le voir, sa prolongation est annoncée), et dont le III de l’article 1er prévoit que les mesures telles que le port obligatoire du masque « sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » : outre l’absence de « circonstances locales » particulières rappelées par le décret précité du 10 juillet 2020, il n’est évidemment pas « strictement » proportionné au risque sanitaire d’exiger sous peine d'amende de 135 euros le port du masque dans une rue très peu passante d’un quartier excentré d’une grande agglomération ni même dans une rue de l’hypercentre lorsqu’à tel moment de la journée la circulation piétonne y est rare, dès lors qu’en tout état de cause doivent y être respectées la distanciation physique d’un mètre entre deux personnes et les « mesures barrières » décrites au I de l’article 1er et à l’annexe I de ce décret.
Alors que la juge des référés du Conseil d’Etat saisie en appel par le ministre aurait dû confirmer les décisions juridictionnelles attaquées, elle les a au contraire infirmées, au prix d’une distorsion des règles de droit classiquement applicables à la police administrative, et alors qu’il devrait être interdit à une décision juridictionnelle dépourvue d’autorité de la chose jugée telle qu’une ordonnance de référé de faire jurisprudence. Déjà, dans l’affaire Dieudonné tranchée le 7 janvier 2014, le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat avait validé une interdiction préfectorale de spectacles au motif inédit et inattendu que la dignité de la personne humaine était une composante de la police administrative et qu’une représentation scénique dans un espace privé pouvait y porter atteinte. Avec ses ordonnances du 6 septembre 2020, l’innovation faite en opportunité par la juge du référé-liberté du Conseil d’Etat est plus subtile : le critère de la proportionnalité de la police administrative est précisé dans un sens tel qu’il vient en réalité en torpiller la portée modératrice, avec pour conséquence de faire de la restriction de police la règle et de la liberté l’exception, à rebours de la jurisprudence établie depuis 1917. On apprend en lisant ces ordonnances qu’une mesure de police administrative est proportionnée lorsque « la simplicité et la lisibilité d’une obligation, comme celle de porter le masque, sont nécessaires à sa bonne connaissance et à sa correcte application par les habitants ».
Un tel raisonnement appliqué à la vitesse maximale autorisée impliquerait qu’elle soit uniforme dans une localité ; transposé à la mendicité, il voudrait qu’elle soit permise ou interdite dans toute une ville et pas seulement en son centre. Il fait fi de la nécessité pour l’autorité de police administrative d’afficher sur telle partie de la voie publique les mesures qui lui sont même temporairement applicables, au besoin par une signalétique appropriée « simple et lisible » pour reprendre les termes des ordonnances du Conseil d’Etat. Il évacue la notion, pourtant rappelée par le décret du 9 juillet 2020, de « circonstances locales », au profit de l’appréciation de « circonstances personnelles » tirées en l’occurrence du risque sanitaire qui consisterait à «inciter (les usagers de la voie publique) à enlever puis remettre leur masque à plusieurs reprises au cours d’une même sortie », comme si chacun n’était pas libre, en dehors des zones où il est obligatoire sous peine de contravention, de décider à titre de précaution individuelle et volontaire de revêtir le masque sanitaire.
Le raisonnement qu’une seule de ses membres fait endosser au Conseil d’Etat et à travers lui à l’ensemble des juridictions administratives placées sous son autorité a donc pour conséquence d’étendre considérablement les pouvoirs coercitifs des autorités de police administrative, à la fois dans l’espace et dans le temps.
Géographiquement, plus un territoire concerné est grand et densément peuplé en moyenne, plus il est nécessaire au nom de la simplicité et de la lisibilité des mesures de police administrative qu’elles s’appliquent uniformément, « en bloc », sur le territoire concerné, et donc que par capillarité en quelque sorte elles s’appliquent dans des lieux à très faible densité de population, tel un quartier résidentiel. On signalera au surplus que si, sur son site internet, le Conseil d’Etat a présenté ses ordonnances du 6 septembre 2020 comme étendant par capillarité une mesure de police dans toute une commune (« Le port du masque peut être rendu obligatoire sur l’ensemble d’une commune, si celle-ci comporte plusieurs zones à risque de contamination »), mais cette extension fondée sur un critère énigmatique - qu'est-ce qu'une zone à risque de contamination ? - joue également à l’échelle de tout un département comme en témoigne la motivation de l’arrêté du 10 septembre 2020 du préfet des Hauts-de-Seine rendant obligatoire le port du masque dans les Hauts-de-Seine (« dans le département des Hauts de Seine, la densité de la population est particulièrement élevée et représente 78 fois la densité de la France métropolitaine et 9 fois la densité de l’Ile-de-France ; qu’eu égard notamment à la présence du quartier d’affaires de La Défense, du port de Gennevilliers et de la concentration d’importants centres de décision économiques dans d’autres communes du département telles que Boulogne-Billancourt et Issy-les-Moulineaux, les mouvements pendulaires entre ce département et le reste de l’Ile de France, sont quotidiennement très importants, favorisant ainsi le brassage et la diffusion du virus ; que de fait, le taux d’incidence est désormais de 114.5 soit plus de 20 points au-dessus de la moyenne de la région Ile-de-France (92.7), le taux de positivité́ s’établissant à 7.1% contre 6.2% en Ile-de-France»).

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Temporellement, une mesure de police administrative est « évidemment » plus simple et lisible lorsqu’elle s’applique jour et nuit sans désemparer, même si en plein milieu de la nuit elle n’affecte qu’un très petit nombre d’administrés et donc ne devrait pas être « proportionnée » au sens donné à cette notion avant le 6 septembre 2020. A cet égard, la juge des référés du Conseil d’Etat a considéré qu’une dérogation nocturne au port du masque n’aurait, selon elle, qu’un « intérêt très limité », alors qu’il paraît au contraire manifestement disproportionné d’exiger dans un espace public ouvert le port d’un masque sanitaire à des horaires où les bâtiments publics sont fermés et où toutes les voies publiques sont quasiment désertes.
Autrement dit, l’incise ajoutée pour les besoins de la cause par la juge des référés du Conseil d’Etat conduit, en violation manifeste du III de l’article 1er de la loi du 9 juillet 2020 précitée qui requiert une proportion « stricte » des mesures aux risques sanitaires encourus, à inverser la logique séculaire en matière de police administrative. Elle élève, sous couvert de simplicité et de lisibilité, la restriction de police en principe, reléguant la liberté au rang d’exception. Elle défait ainsi d'un cran supplémentaire des libertés individuelles toujours plus malmenées depuis 2015 au moins - peu importe à cet égard que le port du masque sur la voie publique ne paraisse pas une contrainte excessive à la juge des référés du Conseil d'Etat.
Dans une intervention prononcée à Aix-en-Provence le 17 mars 2017 intitulée « Le principe de proportionnalité, protecteur des libertés », l’ancien vice-président du Conseil d’Etat Jean-Marc Sauvé assurait que « le principe de proportionnalité a partout le même objet : modérer le pouvoir des autorités publiques aux fins de garantir les droits et l’autonomie des personnes et éviter les atteintes qui, par leur caractère excessif ou trop radical, seraient de nature à porter atteinte à la substance même des droits et des libertés ». Les ordonnances de référé du 6 septembre 2020 viennent hélas placer le droit public français en porte-à-faux par rapport à cette affirmation : le principe de proportionnalité peut désormais augmenter le pouvoir des autorités publiques contre l’autonomie des personnes.
Il en résulte en pratique que les suspensions par le Conseil d’Etat des arrêtés préfectoraux litigieux ont été purement cosmétiques, les préfets étant en capacité de reprendre quasiment la même obligation avec des exceptions pour les activités physiques et éventuellement pour les communes de moins de 10 000 habitants du département où le masque ne doit être porté que dans le centre-ville ou aux abords de bâtiments publics fréquentés. Ainsi, après qu’un premier arrêté obligeant les altoséquanaisEs à porter le masque dans tout le département a été suspendu le 9 septembre 2020 par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, le préfet a donc pris le 10 septembre un arrêté réitérant cette obligation dans les Hauts-de-Seine, à l’exception des forêts publiques en semaine et d’une partie de deux des 36 communes du département, de sorte que le second arrêté est en réalité pour l’essentiel un copié/collé du précédent dont l’exécution a été suspendue.
Pour le proche avenir, le port obligatoire du masque est appelé à se pérenniser, se systématiser et à s’étendre dans l’espace, sans doute au-delà des villes de plus de 10 000 habitants. Le 11 septembre 2020, le Premier ministre a encore fait perdre son temps à la France entière à coup de déclarations vagues sinon vides sur une prétendue « stratégie » gouvernementale de lutte contre le covid-19, au cours de laquelle il a évoqué une « dégradation manifeste de la situation » sanitaire (v. « Covid-19 : l'exécutif sur le fil du rasoir », lemonde.fr, 12 septembre 2020), qui a conduit à faire passer de 28 à 42 le nombre de départements où le coronavirus serait trop présent (« circule activement », selon le vocabulaire anxiogène employé) et où donc des préfets pourront obliger les personnes qui circulent sur la voie publique à se couvrir nez et bouche. Le lendemain, des journalistes faisaient savoir que le régime présenté comme « transitoire » post-sortie de l’état d’urgence sanitaire de la loi du 9 juillet 2020 sera prorogé au-delà du 30 octobre 2020, et que l’Assemblée nationale examinera le projet de loi en ce sens à partir du 22 septembre – il est stupéfiant que le Premier ministre n’ait pas spontanément avisé les français de cette prolongation.
Le « transitoire » est donc destiné à durer, et les masques sanitaires à faire partie du quotidien d’une majorité de français pendant de nombreux mois encore.
PS du 16 septembre 2020 : un lecteur me fait remarquer que les ordonnances rendues par le Conseil d’Etat le 6 septembre 2020 tronquent la portée de l’avis du 20 août 2020 du Haut conseil de la santé publique. En effet, au point 7 de ces ordonnances de référé, on lit, au soutien de la nécessité du port systématique du masque en plein air, que « le Haut Conseil de la santé publique recommande, dans un avis du 20 août 2020, en l’état actuel des connaissances et des ressources disponibles, de porter systématiquement un masque en plein air lors de la présence d’une forte densité de personnes ou lorsque que le respect de la distance physique peut être garantie, par exemple en cas de rassemblement, regroupement, file d’attente, ou dans les lieux de forte circulation ». Or, l’avis du 20 août 2020 ne porte pas sur l’utilisation du masque sur la voie publique, mais selon son intitulé même est un « Avis relatif à l’adaptation de la doctrine du HCSP et des mesures barrières et au port de masque, dans les lieux clos recevant du public (notamment dans les établissements d’enseignement supérieur), dans le cadre de la pandémie de Covid-19) ». A la p. 7 de cet avis, on retrouve bien le passage repris dans les ordonnances du Conseil d’Etat, mais ce passage contenu dans un avis relatif aux « lieux collectifs clos » ne concerne que les établissements d’enseignement supérieur, et en aucun cas la circulation des piétons sur la voie publique : « Pour les établissements d’enseignement supérieur, en plus des recommandations précédentes :
. De porter systématiquement un masque dans les salles d’enseignement ou amphitéâtres et dans les espaces communs ( ou enceintes) des bâtiments et lors de tout déplacement.
. De porter systématiquement un masque en plein air lors de la présence d’une forte densité de personnes ou lorsque que le respect de la distance physique ne peut être garantie (ex. rassemblement, regroupement, file d’attente, lieu de forte circulation, etc.) ».