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Y a quand même un mec qui s’est dit, alors que s’accumulent les gaz à effet de serre, que la famine ou la dépression sont parmi les premières causes de mortalité dans le monde, qu’on abat des milliards d’êtres sensibles chaque année juste parce que ça a bon goût, alors qu’il y a des sweatshops, alors qu’il y a des enfants soldats, alors que des gros cons cupides se font passer pour des parangons de vertu et dirigent des pays entiers et précipitent tout le monde vers le désastre, y a quand même un mec, ou alors une meuf peut-être, qui s’est dit, en plein brainstorming dans une agence de com quelconque, avec la clim qui tournait à fond parce que décidément il fait trop chaud mais te demande pas pourquoi, faudrait pas flinguer la chemise en coton éthique achetée hier, y a quand même un mec ou une meuf qui se sont dit, et après ils sont allés voter pour l’union de la gauche parce que quand même dans ce milieu on est progressiste, pendant la réunion les collègues séchaient, ils avaient pas d’idée pour la phrase débile à peine lisible qu’ils allaient mettre sur l’étiquette des bouteilles de San Pellegrino, et c’est jamais que de la flotte avec du gaz carbonique dedans, le tout dans du plastique, il y a un mec qui s’est redressé sur sa chaise ou une meuf qui a levé les yeux de son dossier et ils ont dit : « Sublimez l’instant. »
Et le directeur de l’agence de com a dit « Ah ça c’est bien, Pascal, c’est très très bien », ou alors si c’était une meuf il a dit « Ah ça c’est bien, ma petite, c’est très très bien », parce que malheureusement même si c’est une connasse qui fait un boulot de merde clairement néfaste pour la société, il n’empêche que cette connasse est sans doute aussi victime de sexisme, mais c’est pas le sujet, même si d’accord j’avoue qu’elle ferait mieux de se battre contre son oppression plutôt que de faire la gentille petite soldate du capitalisme, mais d’ailleurs peut-être qu’elle le fait, elle a lu le dernier Badinter, hein, bref le mec ou la meuf étaient contents parce que le patron a dit c’est bien, ça sentait la prime, et puis il y a le bras droit du patron qui a sans doute une fonction avec un titre ronflant, genre innovation manager, mais qu’on appellera le bras droit, parce qu’au fond à quoi il sert à part caresser le patron, le bras droit donc a dit, partagé entre la jalousie de ne pas avoir eu l’idée et sa loyauté indéfectible à l’égard de celui qui lui donne à manger : « Ah oui, c’est bien, on dépasse le matériel avec SUBLIMEZ, et puis L’INSTANT c’est le carpe diem, c’est très bien, c’est subtil » et Pascal ou la meuf, appelons-la Amina, c’est pas parce qu’on est dans une fiction anticapitaliste qu’il ne peut pas y avoir une minorité bien intégrée, Pascal ou Amina donc, ont rayonné un petit peu, modestement, après tout on est dans une start-up où tout le monde est amis avec un fonctionnement horizontal qui dépasse les anciennes hiérarchies sclérosantes de l’entreprise traditionnelle, donc ils ont été fiers mais ça reste un travail d’équipe.
Et puis Pascal ou Amina sont rentrés chez eux, et ils ont embrassé Christophe, mettons que Pascal est gay, comme Amina c’est pas parce qu’il contribue à la destruction du monde qu’il n’est pas lui-même opprimé, et Christophe a demandé si la journée était bonne et Pascal et Amina ont dit oui, j’ai eu une idée, ça va être adopté, et Christophe qui était en train de mixer son dernier morceau électro-chic sur Cubase a dit super, c’est super, il faut qu’on fête ça, tu vas me raconter, et Pascal, Amina et Christophe ont ouvert une bouteille d’un de ces petits vins d’Italie que y a que le caviste du coin qui le vend et la réunion a été racontée, comment le patron avait dit que, et puis le bras droit, et les autres qui étaient contents mais quand même un peu jaloux, sublimez l’instant, faut avouer que ça déchire, Christophe qui se revendique hédoniste, après tout il a lu le dernier Onfray, ne peut qu’approuver, ça s’embrasse un peu plus intensément après chaque gorgée du petit vin d’Italie et Pascal glisse sa main sous la chemise de Christophe qui embrasse Amina, et ça sublime l’instant, et t’as des gens qui crèvent de dormir dans la rue ou de pas avoir d’emploi ou d’être tabassés par les flics ou de pas manger ou juste parce que tout ça ne fait pas bien sens alors à quoi bon, mais c’est sans doute parce qu’ils ont pas compris la leçon de Pascal et Amina qui bientôt s’étalera sur les affiches dans le métro et dans la rue et sur ton écran et dans ta tête et donnera un sens à ta vie avant que tu finisses par crever de l’océan de plastique que tu auras contribué à accumuler en lisant des fictions prétendument engagées plutôt que de prendre les armes.