Jean Dhô, dit le légiste. Do comme Dominique ? demande l’inspecteur Maqueron. Non, en tapotant le front du cadavre, c’est le nom de famille. C’est un asiatique ou quelque chose comme ça. L’inspecteur plisse les yeux : un coup de la mafia chinoise ? Possible. Le gars est entré avec un gros rhume. Il nous a claqué entre les doigts. Il y a eu suffocation, possiblement. Qui a trouvé le corps ? Agnès, une aide-soignante. Convoquez-la-moi. D’accord, mais je vous préviens, c’est pas une flèche. Le légiste se dirige vers une autre table en allumant une cigarette. Mais regardez ça d’abord. Il lève le drap : Giovanni Daino. Même chose.
J’ai peur, le matin quand je me lève je veux pas ouvrir les yeux, j’en peux plus. Dites-moi comment vous avez trouvé le corps, Agnès. Lequel ? Le chinois. Comme d’habitude, je faisais mon tour, de nuit, j’ai tout l’étage pour moi toute seule. Avant on était trois mais les copines… Quoi, les copines ? Y en a une qu’est jamais venue, un matin, et l’autre… Agnès pleure et renifle. Elle s’est jetée par la fenêtre. C’est pas de votre faute, Agnès. Je sais que c’est pas ma faute, mais j’ai peur… On ne renoncera pas, Agnès, bientôt vous rirez à nouveau, dit l’inspecteur Maqueron en lui prenant la main.
Pas pu en tirer grand-chose. Elle chialait comme une fontaine. Le commissaire Castagne se renfonce dans son fauteuil : des soupçons ? Ça sent l’international : Dho, Daino… On va pas s’inquiéter, dit Castagne, mais au cas où… Il pose un dossier devant l’inspecteur : Juan Gama. Un nouveau cas. Je vais renforcer la sécurité devant l’hôpital. Zone interdite sur un kilomètre. On n’entre qu’avec une attestation. Bonne idée, on a plus de chances d’identifier le coupable. C’est ça, dit Castagne, par contre je vous promets pas des foudres.
Le légiste tire sur sa cigarette. Vous fumez beaucoup, remarque l’inspecteur. La nicotine me tient réveillé. Le café, c’est pas mieux ? Ça me provoque des palpitations, et on n’a plus de machine depuis longtemps. Il montre le cadavre de Gama : celui-là, on l’a trouvé dans le couloir. Toujours la même chose : suffocation. Qui a trouvé le corps ? Agnès. Vous avez les analyses des précédents ? Non, j’ai pas eu le temps de les faire, je suis nouveau ici. J’ai même pas le temps de traiter les vieux dossiers. Je les laisse moisir dans un coin.
Agnès fixe l’inspecteur, les yeux secs. Racontez-moi tout depuis le début. Je suis née le 13 décembre 1979 à Dakar. Partez d’un peu moins loin, Agnès, de Juan Gama. De qui ? Le cadavre. Lequel ? Le dernier que vous avez trouvé. C’est une femme, le dernier que j’ai trouvé. Dans le sas d’entrée. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle a voulu sortir mais elle a pas eu le temps. J’ai peur. N’ayez pas peur, Agnès, vous êtes héroïque. Pourquoi elle a voulu sortir, selon vous ? Elle avait peur, comme moi, je sais pas. Comment elle a pu aller jusqu’à l’entrée ? J’étais seule à l’étage, et je faisais aussi l’étage du dessous, j’ai pas vu mais je pouvais pas voir… Les larmes reviennent. Je vous accuse de rien, Agnès.
Castagne fait la moue. Tueur en série ? Il semblerait, oui, dit l’inspecteur. Castagne se gratte la barbe. On n’a pas les moyens de protéger le personnel de l’hôpital. Alors on va faire sans, dit l’inspecteur. C’est peut-être pas plus mal, on va les utiliser comme des appâts. Qu’est-ce que je dis aux journalistes, en attendant ? demande Castagne. Que la situation est sous contrôle. Vous êtes sûr, Maqueron ? Oui. C’est pas comme s’ils allaient vous poser des questions. Vous avez raison, Maqueron, vous êtes un bon. Depuis l’affaire de la gare, les journalistes vous adorent.
La pile de cadavres que le légiste vient de former s’écroule. Ah fait chier, dit-il en se penchant pour recommencer. Des soupçons ? demande l’inspecteur dans son dos. Mais vous voyez pas que je suis occupé, c’est pas votre job à vous d’avoir des soupçons ? Les portes de la morgue s’ouvrent et un brancard apparaît. Putain encore cinq, mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? crie le légiste. Calmez-vous, dit l’inspecter, quand tout ça sera fini… C’est ça, oui, vous avez pas une clope, plutôt ? Désolé, je fume pas. Alors dégagez.
Agnès ? L’étage est vide. L’inspecteur passe devant les portes entrouvertes. Des masses inertes se dessinent dans les chambres mal éclairées. Agnès ? Quelque chose tombe. L’inspecteur se retourne, la main sur la crosse de son arme. Le couloir est vide. Dans la cage d’escalier, le néon clignote. Agnès ? À l’étage inférieur, plus aucune lumière ne fonctionne. L’inspecteur avance de porte en porte, l’arme à la main. Agnès ? Devant la fenêtre au bout du couloir, une silhouette se retourne. J’en peux plus, inspecteur. Tout va bien, Agnès. Non, hurle Agnès, tout ne va pas bien !
Et elle s’est jetée sur moi. Pas de chance, dit Castagne, mais on a annoncé à la famille qu’ils auraient une prime. Et vous inquiétez pas pour l’enquête, je vous couvre. Merci, dit l’inspecteur. Pas de quoi, c’était de la légitime défense, on est en guerre. La presse est avec nous. Je me demande, commence l’inspecteur. Quoi ? Je sais pas. Les morts s’accumulent et je piétine, des fois je me dis que je rate quelque chose. Continuez, Maqueron, vous faites du très bon travail. Faites-vous confiance. Pensez à vos états de service. C’est vrai, dit l’inspecteur en souriant.
La femme de l’inspecteur lui masse les épaules. C’est l’affaire la plus compliquée de ma carrière. Je crois en toi, chéri. Des fois je me dis que je suis pas à la hauteur. Ne te laisse pas abattre, chéri. L’aide-soignante, là, elle n’avait pas à réagir comme ça, tu n’y es pour rien. Quand on est fragile… Merci Brigitte, heureusement que tu es là. Je vais me coucher, chéri. D’accord, j’arrive dans une minute. Devant la glace de la salle de bain, l’inspecteur Maqueron regarde son reflet. Son visage exprime la détermination. Je vais pas te lâcher, dit-il. Je te trouverai, salopard. J’ai jamais raté une enquête. Jamais. J’ai décidé. Je te trouverai. Dans la chambre, Brigitte ronfle déjà.