En France, la fermeture des écoles, collèges, lycées et universités a été annoncée le 12 mars 2020 par le Président de la République. Dès le lendemain, le ministre de l’Éducation nationale et la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation annonçaient des mesures pour assurer une « continuité pédagogique » pendant cette période de fermeture.
L’humanité doit affronter un événement totalement inédit : une pandémie qui s’est propagée à une vitesse extraordinaire et provoque des bouleversements dont nul ne peut aujourd’hui prévoir les conséquences. Pour ce qui concerne les effets de cette pandémie sur l’éducation, elle n’a pas d’équivalent dans l’Histoire de l’humanité. Évidemment, le monde a vécu d’autres épidémies – des historiens évoquent par exemplela peste de 1348 – mais notre société n’est comparable à aucune de celles qui nous ont précédées : de ce point de vue, la conjonction d’une éducation de masse et de solutions technologiques permettant un enseignement totalement à distance est inédite.
Incertitude, manque et discontinuité
L’irruption de cette pandémie, qui est un trauma à l’échelle mondiale, a ouvert une période marquée par trois caractéristiques :
• L’incertitude : selon Janine Puget, psychanalyste argentine, nos vies sont régies par ce qu’elle nomme le « principe d’incertitude […] qui inclut l’imprévisible comme prévisible ». Ce principe qui, pour elle, caractérise les liens dans la mesure où toute rencontre reste imprévisible est aujourd’hui le trait caractéristique de ce moment historique. Il nous faut donc faire avec le manque de certitudes : tous nos savoirs sont impuissants pour éviter cette incertitude qui suscite de l’angoisse pour tous – enfants, adolescents et adultes. Apprendre à tolérer la peur et l’incertitude est un des enjeux de l’éducation à l’heure du confinement.
• La perte et le manque : paraphrasant toujours J. Puget, il nous semble qu’il faut faire aussi avec ce sentiment que le monde que nous avons perdu ne nous reviendra plus, sans savoir ce que nous allons perdre. Nous devons faire face à un excès de pertes : il s’agit bien sûr de la perte des malades qui disparaissent et que nous ne reverrons plus, ceux dont le nombre rythme les nouvelles quotidiennes. Parmi ces pertes, nous comptons aussi une partie de nos libertés et l’ordinaire de nos vies. Nos vies quotidiennes d’aujourd’hui sont radicalement différentes et marquées par une forme inattendue du manque.
• La discontinuité est le troisième trait caractéristique de cet événement qui introduit une rupture historique entre passé et présent. La discontinuité concerne aussi les liens que chacun a établis avec les autres, comme le propose J. Puget, mais les modalités de la discontinuité sont modifiées. Dans le champ éducatif, la mise en place massive d’enseignements à distance, pour assurer la continuité pédagogique, transforme les liens éducatifs. Les élèves ont vécu une rupture des liens avec leurs enseignants et avec les autres élèves de leurs classes. Il en est de même à tous les degrés du système éducatif. L’absence d’une coprésence en groupe est un autre élément de discontinuité. D’ordinaire, les élèves et les étudiants apprennent en situation groupale. Avec l’enseignement à distance tel qu’il s’est mis en place dans l’urgence, chacun est seul devant son écran, en dehors d’un groupe.
La fracture numérique
Dans cette période troublée, la continuité pédagogique se met en place sur fond d’une fracture numérique dont les effets font écho aux phénomènes énoncés précédemment. Le protocole publié par l’Éducation nationale à destination des professeurs du 1erdegré indique que la continuité pédagogique « permet de maintenir un lien entre l’élève et son (ses) professeur(s). Ce lien avec l’École et les apprentissages doit être maintenu sous des formes différentes. Il est important que chaque élève, qu’il ait une connexion internet ou non, bénéficie de cette continuité. […] La continuité pédagogique est destinée à s’assurer que les élèves poursuivent des activités scolaires leur permettant de progresser dans leurs apprentissages ».
Cette continuité pédagogique se résumerait alors à notre capacité collective à basculer d’une pédagogie fondée sur la coprésence physique à sa version en ligne. D’un simple point de vue technologique, il est à douter que ce changement se fasse sans obstacles ni entraves tant les plateformes sont sous-dimensionnées par rapport à une utilisation de masse. Il faut ajouter le manque de formation des enseignants à ce nouveau défi, tant il était imprévisible. Sans parler des fractures sociales et territoriales face au numérique, maintes fois dénoncées par nombre d’hommes et femmes politiques, qui ne garantissent ni un accès équitable aux ressources numériques ni une manipulation aisée par tous les utilisateurs. Que faire pour les élèves en difficulté, les élèves des familles non sédentaires, etc. ? Dans des circonstances ordinaires, ces situations peinent à trouver leur solution. En situation de crise, ces disparités considérables ne font qu’accentuer les inégalités (Cf. entretien accordé au journal Le Monde par Marie Duru-Bellat le 2 avril 2020).
Favoriser le sentiment de continuité d’existence
Dans une réflexion portant sur les équipes de soin, le psychiatre François Tosquelles soutenait l’idée que lorsque dans les pratiques soignantes « on isole les divers éléments de ce qu’on constate, la continuité du phénomène disparaît ». C’est alors que règne une discontinuité faisant que ce que nous essayons d’appréhender dans notre travail « risque bien d’apparaître comme n’ayant aucun sens pour aucun homme vivant ».
Cette idée nous paraît pouvoir être mise en relation avec une notion proposée par Donald W. Winnicott dans un texte intitulé La théorie de la relation parent-nourrisson. Il s’agit d’une étude portant sur ce que le psychanalyste appelle « l’installation de la psyché dans le soma » au premier âge de la vie. N’existe-t-il pas un rapport entre ces travaux et la question de la « continuité pédagogique » ? Ce rapport apparaît à nos yeux dans le rapprochement que l’on peut établir entre ces premiers temps ordinaires de la vie que nous avons tous rencontrés et les temps extraordinaires qui viennent aujourd’hui nous saisir dans le cours de nos vies. Au stade précoce de la relation entre l’enfant et son environnement, Winnicott distingue deux possibilités : « la continuité d’être et l’annihilation ». Il ajoute que « dans des conditions favorables, l’enfant établit un sentiment de continuité d’existence et commence ensuite à rendre possible, par ses élaborations, l’incorporation des empiétements de l’environnement [...] ». Ne sommes-nous pas, à l’heure actuelle, collectivement contraints de faire face à des ruptures inédites et chargées d’angoisse, susceptibles de faire vaciller notre propre sentiment de continuité d’existence ?
Alors, puisque nous devons affronter l’incertitude de ces temps anxiogènes, en tant qu’enseignants, ne devons-nous pas assurer avant tout un travail de maintien des liens avec celles et ceux auprès desquels nous nous sommes engagés ? Il nous faut assurer une continuité porteuse de sens et d’un éprouvé de permanence de l’existence, dans une diversité de liens tissés de transmission de connaissances, d’échanges de paroles, de processus de pensée et de partage de l’incertain. Une telle continuité se constitue notamment au sein d’espaces de parole lorsque nous en prenons soin de manière « adéquate sans plus » pour paraphraser encore Winnicott. Proposons des lieux virtuels pour mettre en mots ce qui advient, des espaces de symbolisation opérant un lien entre les sujets et leur environnement.
Dans la situation actuelle, il peut s’agir de messageries instantanées, de systèmes de vidéoconférences, de plateformes numériques, de classes virtuelles où, par exemple, élèves et enseignants échangent des éléments de leur vécu en cours. Sous de telles formes, c’est la « continuité d’être » dont parle Winnicott qui, potentiellement, peut se maintenir, une continuité tout aussi nécessaire au moment des premières constructions du moi qu’en ce qui concerne l’engagement dans les apprentissages. Dépassant une démarche exclusivement instructionniste, c’est alors une ouverture vers des processus instituants qui est proposée.
Propositions pédagogiques
Dans ce contexte, il nous semble qu’à partir de ce que nous observons en tant que chercheurs en contact avec des enseignants engagés dans des pratiques pédagogiques coopératives relevant de la pédagogie Freinet et de la pédagogie institutionnelle ; en tant qu’enseignants mettant en œuvre la continuité pédagogique à l’université ; en tant que parents d’élèves ou auprès d’eux, nous permet de formuler quelques remarques à l’heure du confinement et de l’injonction à la continuité pédagogique.
Dès le 16 mars, des enseignants ont proposé des moments d’échange au cours desquels les élèves et les enseignants se connectent pour s’entendre et se voir. Il leur a fallu choisir et apprendre à utiliser des outils technologiques dont ils n’avaient pas toujours l’usage dans leurs pratiques professionnelles.
Voici quelques échos qui nous sont parvenus. Ces dernières semaines, des professeurs principaux de collège ont organisé des heures de vie de classe à distance avec leurs élèves. En Normandie, une conseillère principale d’éducation a proposé aux élèves d’écrire sur leur expérience du confinement, les textes produits étant ensuiteretravaillés en cours de français à distance. En Seine-Saint-Denis, une professeure principale de collège continue à mettre en place des Conseils et des Quoi de neuf ?avec sa classe, demandant à certaines familles de mettre le seul téléphone mobile de la maison à disposition de leur enfant pour qu’il puisse se connecter. Dans le Limousin, une rééducatrice en Rased contacte une famille : elle est accueillie par un « bonjour » de la mère qu’elle n’avait jamais entendu parler français. La fille aînée traduit la conversation et commente : « C’est nul. Y a pas école ! »
À l’université, nous cherchons à mettre en lien les contenus de nos enseignements avec la situation sociale historique que nous vivons. Dans un cours portant sur le changement en éducation, l’un d’entre nous a demandé aux étudiants d’écrire un texte expliquant ce que le confinement a changé pour eux sur le plan pédagogique. Dans un autre, des groupes de travail ont été mis en place pour permettre à des professionnels en formation, les uns confinés, les autres travaillant en milieu soignant, d’analyser ensemble les nouvelles situations rencontrées.
Continuité des liens dans la « distance sociale »
La « distance sociale », promue pour éviter la propagation du virus, est un élément de langage qui aurait toute sa place dans le vocabulaire de la novlangue orwellienne en même temps qu’une forme de lapsus de la part de ceux qui peuvent penser que certains d’entre nous ne sont « rien ». Certes, il y a distanciation lorsque le groupe classe se trouve dispersé, mais celle-ci n’est que spatiogéographique. Elle n’induit pas nécessairement la dissolution du groupe-classe.
Selon les moyens et l’expérience des acteurs, les lieux d’échanges peuvent être asynchrones ou synchrones. L’écriture est la forme ordinaire des interactions asynchrones : journal de bord, accessible ou non par l’ensemble du groupe ; correspondance interindividuelle ou intergroupes ; textes destinés à une production élaborée de manière collective qui peut prendre la forme d’un journal de classe ou d’un blog, l’enseignant restant le garant de la sécurité des personnes. Lorsque l’on passe à l’échange synchrone, par exemple pour organiser un Conseil ou un Quoi de neuf ?sur une plateforme, l’enseignant veille à ce que certaines règles soient instituées pour assurer le respect et la singularité de la parole de chacun.
En dépit de la dispersion spatiale qui nous est imposée par le confinement, les enseignants que nous sommes – du Primaire à l’université – peuvent éviter d’ajouter la distanciation sociale. Tout au contraire, nous pouvons offrir la possibilité de penser ce que l’on vit et que l’on éprouve. Comment le savoir transmis par l’école pourrait-il être déconnecté de la réalité et de l’expérience vécue ?
Faire avec le manque et l’incertitude
On sait, depuis Freud et sa reprise de la boutade sur les trois métiers définis comme « impossibles » parce qu’assurés d’un succès insuffisant (éduquer, soigner, gouverner), que le travail de l’enseignant doit faire avec l’aléatoire et l’inachevé. Comme l’ont relevé les chercheuses Micheline Hontebeyrie et Nathalie Mauriac Dyer, de Léonard de Vinci à Umberto Eco, en passant par Sartre ou Valéry, le lien entre certaines formes d’inachèvement et mouvements créatifs a depuis longtemps été perçu comme intrinsèque, voire nécessaire. Hélas, ces pensées semblent avoir assez peu affecté les tenants d’un positivisme étroit dans lequel l’action de proposer est confondue avec celle de combler. La situation que nous vivons nous confronte à des manques et à leurs effets, selon des formes inhabituelles et souvent renforcées. La tentation d’un remplissage forcené des plateformes numériques parce que l’on profiterait de l’absence des élèves pour enfin finir les programmes n’est-elle pas un moyen d’éviter le manque ?
Dans cette période de profonde incertitude, peut-être avons-nous néanmoins quelques repères susceptibles de nous aider à garder le cap : il s’agit pour nous de continuer à créer des espaces et des temps dans lesquels des paroles singulières peuvent s’exprimer. Les enseignants que nous avons cité ont bien compris que l’enjeu majeur de la continuité pédagogique est de maintenir des liens et de permettre aux élèves de continuer à apprendre, en apprenant aussi de l’expérience traversée. Et si le contexte nous impose d’enseigner à distance, nous continuons d’affirmer que rien ne peut remplacer la coprésence des corps en situation d’enseignement et de transmission.
Arnaud Dubois, Professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation, université de Rouen
Patrick Geffard, MCF HDR en sciences de l’éducation et de la formation, université Paris 8
Gérald Schlemminger, professeur émérite en Sciences du langage, École supérieure de pédagogie de Karlsruhe