Alors que le rapport entre le référent «libéral» et les gauches revêt une certaine actualité politique, je livre à la discussion une communication de philosophie politique autour de cette question, faite en 2006 lors d’un colloque universitaire consacré à «L’utopisme (néo-)libéral» et non publiée jusqu’à présent.
Elle ouvre sur des complications quant aux liens possibles entre certaines ressources intellectuelles puisées dans les traditions libérales et une critique renouvelée du capitalisme. Les gauches radicales y trouveront une incitation à penser aussi contre elles-mêmes.
Introduction
Mon propos sera quelque peu décalé par rapport à la question centrale de ce colloque : l’utopisme libéral et néo-libéral. Ma réflexion se situera dans un cheminement plus latéral. Il s’agit de voir comment on peut tirer des questions stimulantes de certains auteurs classiques associés à «la tradition libérale» (1), si l’on souhaite avancer dans la formulation d’une utopie anticapitaliste ajustée aux enjeux du XXIème siècle. L’espace intellectuel comme l’espace politique sont souvent des lieux de combat entre des perspectives différentes, voire opposées. C’est un type de rapport au travail intellectuel comme à la politique qui permet d’éclairer des problèmes en jouant de forts contrastes entre différentes perspectives. Mais ce n’est qu’une des voies possibles et utiles. On peut aussi tenter de tirer de perspectives différentes, voire de traditions opposées, des questions qui perturbent nos évidences et qui nous fassent alors avancer intellectuellement. Il ne s’agit pas, à proprement parler, de suivre ces options, mais de s’en servir positivement (et pas seulement négativement, dans la seule logique du combat) pour secouer des habitudes intellectuelles et ouvrir de nouvelles directions de recherche. Car la logique intellectuelle comme la logique politique ne se formulent pas seulement dans une dynamique de combat, mais aussi dans une dynamique de recherche et d’exploration, où ceux avec qui nous ne sommes pas d’accord sont susceptibles de nous faire progresser davantage que certain de ceux avec qui on est spontanément d’accord. En quel sens ? Car ceux qui sont proches de nous intellectuellement et/ou politiquement peuvent tendre à nous enfermer dans un entre soi fait d’évidences non interrogées. C’est cette logique que je suivrai alors en m’arrêtant sur Montesquieu et Adam Smith.La démarche utilisée sera celle de la philosophie politique, dans le sens d’une réflexion sur les conditions d’une cité meilleure. Elle aura ici une double dimension rétrospective-prospective, en envisageant des va-et-vient entre avenir et passé. Il s’agira de puiser des ressources dans le passé afin d’avancer dans la formulation de réponses à des enjeux de l’avenir. Cette philosophie politique se veut radicale au sens de Marx dans son texte Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel (1844) : «Etre radical, c’est saisir les choses à la racine, mais la racine pour l’homme, c’est l’homme lui-même». Au cours du XXème siècle, «l’homme» est toutefois devenu un problème compliqué, un nœud de problèmes, et, plus largement, on s’est aperçu qu’il n’y avait pas qu’une racine aux maux des hommes, mais plusieurs racines emmêlées. Dans cette perspective, la radicalité politique a à voir avec les complications et la pluralité. Cette radicalité s’inscrira dans l’horizon de la construction d’une société non-capitaliste, à partir du moment où l’on fait la double hypothèse que la logique capitaliste est productrice d’injustices sociales (dans le rapport d’exploitation capital/travail) et de frustrations individuelles (dans ce que j’appelle la contradiction capital/individualité au sein du capitalisme).
Enfin, dernière précision préalable : j’établirai des liens entre philosophie politique et anthropologies philosophiques. Qu’est-ce que j’entends par anthropologie philosophique ? Cela ne renvoie pas à l’anthropologie en tant qu’une des branches des sciences humaines, mais à des conceptions a priori des caractéristiques des humains et de la condition humaine. Dans les philosophies traditionnelles, les anthropologies ont souvent été naturalistes, c’est-à-dire basées sur l’hypothèse d’une «nature humaine». Mais Fichte, Hegel et Marx, notamment, ont amorcé une anthropologie historiciste, c’est-à-dire situant la condition humaine dans un processus historique. C’est le cadre anthropologique dans lequel se situent aujourd’hui largement les sciences sociales, et qui est aussi le mien. Dans cette communication, je vais me situer en amont du problème, en tentant de clarifier les présupposés anthropologiques plus ou moins implicites qui guident tant des auteurs du passé, comme Montesquieu et Smith, que les analyses de ce qu’on appelle aujourd’hui «la nouvelle gauche radicale» dans leurs réflexions sur la cité la plus souhaitable. Je ferai donc l’hypothèse qu’il y a des liens entre conceptions de la condition humaine et conceptions de la cité, anthropologies philosophiques et philosophies politiques. C’est quelque chose que je développe davantage dans petit livre d’introduction à la philosophie politique : Les grands penseurs de la politique – Trajets critiques en philosophie politique (Armand Colin, collection «128», 2005).
1 – Montesquieu : pluralité des pouvoirs et anthropologie pessimiste
Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689-1755), dans De l'esprit des lois (1748), associe une anthropologie du pouvoir et une philosophie politique des pouvoirs. Il est avec l’anglais John Locke (1632-1704) un des précurseurs de ce qu’on appelle la tradition du «libéralisme politique».
Limitation réciproque des pouvoirs chez Montesquieu
Il y a parfois des contresens sur la philosophie politique de Montesquieu. Certains juristes, bien après Montesquieu (à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle), ont lancé l'idée qu'il avait inventé «la séparation des pouvoirs». La formule n'existe pourtant pas chez lui comme principe, même si le verbe «séparer» est présent pour indiquer la dimension de distinction des pouvoirs. Comme l'a noté, entre autres, le philosophe français Louis Althusser, il y a chez Montesquieu autant d'«interférences des pouvoirs» que de «prétendue pureté de leur séparation» (dans le chapitre sur «Le mythe de la séparation des pouvoirs», de son Montesquieu - La politique et l'histoire, 1959). C'est pourquoi l'expression «séparation des pouvoirs», entendue en un sens trop strict, risque de nous faire passer à côté d'un aspect majeur des analyses de Montesquieu : ce que l'on peut appeler la limitation réciproque des pouvoirs (les différents pouvoirs se limitent les uns les autres) ou encore l'équilibre des pouvoirs (les pouvoirs s'équilibrent les uns les autres). Ce qui suppose bien des relations entre ces pouvoirs (justement pour s'inter-limiter et s'équilibrer), et non une stricte «séparation». Montesquieu distingue alors trois pouvoirs (livre XI, chapitre VI) : «la puissance législative», «la puissance exécutrice qui dépend du droit des gens» (pour partie ce que l'on appelle aujourd'hui «pouvoir exécutif», le « droit des gens » étant à l’époque le droit qui règle les rapports entre Etats) et «la puissance exécutrice qui dépend du droit civil» (ce que l'on appellerait aujourd'hui le «pouvoir judiciaire»).
C'est contre les risques de despotisme menaçant «la liberté politique» que Montesquieu défend la pluralité des pouvoirs et la modération des gouvernements. Le droit, les constitutions modérées et la limitation réciproque des pouvoirs sont justement des dispositifs favorisant la liberté politique. La notion de dispositifs est ici très importante pour appréhender une part des apports de Montesquieu. Une des phrases-clefs de Montesquieu, qui a encore vraisemblablement de fortes résonances actuelles, est ainsi : «Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir» (livre XI, chapitre IV). Montesquieu ne fait pas excessivement confiance à la bonne volonté des personnes ou à leurs qualités civiques, et préfère insister sur des dispositifs extérieurs aux personnes (inscrits dans les «choses») les empêchant d'abuser du pouvoir, les contraignant donc. Des dispositifs sur lesquels viennent buter les appétits de pouvoir. L’anthropologie pessimiste de Montesquieu L'accent mis sur les dispositifs de limitation réciproque des pouvoirs va prendre appui sur une anthropologie pessimiste du pouvoir. L'être humain serait doté d'un penchant «naturel» le conduisant à abuser du pouvoir : «c'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites» (ibid.). Les penchants intérieurs, risquant de favoriser le despotisme, doivent donc être contrebalancés par des dispositifs extérieurs et contraignants, qui viennent mettre des bornes devant un désir humain de pouvoir potentiellement illimité. Dans l'emboîtement réalisé par Montesquieu entre pessimisme anthropologique, d'une part, et pluralisme politique et limitation réciproque des pouvoirs, d'autre part, on a vraisemblablement affaire à un des points forts de la galaxie appelée «libéralisme politique». Une anthropologie plus optimiste, voyant a priori dans l'homme des dispositions vertueuses dévoyées par les conditions sociales (ce qu’on appelle traditionnellement «le rousseauisme», mais là aussi avec un contresens quant la pente souvent pessimiste des considérations anthropologiques de Rousseau), conduirait à une moindre attention à ce problème. Elle risquerait donc d'être davantage désarmée face à lui. Il ne s'agit pas de considérer qu'une conception pessimiste de la condition humaine serait plus vraie que des conceptions plus optimistes. Les sciences sociales et historiques contemporaines, dans leur critique de la notion même de «nature humaine», nous rendent plus prudents. Mais notons seulement que souvent les anthropologies pessimistes des libéralismes politiques les arment davantage contre les processus de capitalisation du pouvoir au profit de certains hommes ou de certains groupes (2).
Quelques questions pour la gauche radicale aujourd’hui
Si on essaye de tenir compte de ce retour vers Montesquieu, on peut synthétiquement repérer plusieurs dimensions nous amenant à nous saisir de certaines de ses questions pour nourrir la réflexion sur la radicalité aujourd’hui :
1er) La gauche a souvent été nourrie implicitement depuis le XVIIIème siècle par une anthropologie optimiste mettant l’accent sur les potentialités créatrices et altruistes des humains, qui pourraient se déployer librement si on se débarrassait de la logique capitaliste et/ou d’autres logiques oppressives (3). Une gauche radicale qui s’intéresserait, dans une logique d’émancipation individuelle et collective, aux racines emmêlées des maux humains s’efforcerait d’équilibrer cet optimisme anthropologique par le pessimisme anthropologique d’un Montesquieu face au pouvoir. Ce pluralisme anthropologique la conduirait à une plus grande prudence anthropologique. L’importance d’une telle prudence anthropologique a été perçu par Fichte, passé d’une défense idéaliste de la Révolution française en 1793-1794 à un réalisme machiavélien en 1807, avec son texte Sur Machiavel écrivain et sur les passages de ses œuvres. Selon Fichte dans ce livre, il n'est plus possible au Prince «de se présenter en disant : «"J'ai cru à l'humanité, j'ai cru à la fidélité et à l'honnêteté." Cela, le particulier peut le dire; si ainsi il va à sa perte, c'est sa perte qu'il cause; mais un prince ne peut le dire, car lui ne perd pas personnellement, et ce n'est pas seul qu'il va à l'échec (...) qu'il n'expose pas la nation, en se fiant à une telle croyance, car il n'est pas juste que celle-ci, et avec elle peut-être d'autres peuples, et avec eux peut-être les biens les plus nobles que l'humanité ait acquis en un combat millénaire, soient mis en péril, uniquement pour qu'il puisse être dit de lui qu'il a cru en l'humanité». La considération du bien public imposerait donc une prudence anthropologique.
2ème) Guidée par une telle prudence anthropologique, la nouvelle gauche radicale serait invitée à faire l’économie de l’hypothèse de la naissance rapide d’un «homme nouveau», qui résoudrait comme par miracle toutes les contradictions travaillant historiquement la condition humaine comme celles affectant les politiques émancipatrices.
3ème) La critique de la toute-puissance hégémonisante du marché pourrait être mise en cause également dans une perspective libérale de limitation réciproque des pouvoirs : un certain libéralisme politique peut nourrir la critique du néolibéralisme économique. Ce qui suppose de distinguer «libéralisme politique» et «libéralisme économique» (4).
4ème) Si la gauche radicale veut tenir compte des échecs autoritaires, voire totalitaires, des processus d’étatisation des moyens de production, elle devrait avancer au moins deux axes : 1e) s’efforcer de «changer le pouvoir», les rapports structurels de domination politique entre gouvernants et gouvernés (les notions «démocratie participative», d’«autogestion» ou d’«auto-organisation» visent ce type de processus) ; mais on sait historiquement que c’est difficile, que de tels rapports de domination tendent facilement à se reconstituer ; et 2e) il s’agirait alors aussi de pluraliser le pouvoir en pouvoirs au pluriel, se limitant les uns les autres, comme outil freinant la concentration des pouvoirs.
5ème) Sur le plan de la propriété, on peut continuer à défendre la perspective d’une socialisation des grands moyens de production, au nom d’une exigence de justice sociale, mais en se saisissant de questions dérivées de Montesquieu. Cela supposerait notamment d’envisager la cohabitation d’une pluralité de formules de propriété qui casse l’appropriation capitaliste sans concentrer démesurément les pouvoirs dans les mains de l’État : petite propriété individuelle, propriété coopérative et associative, propriété publique de collectivités locales, nationalisations sous contrôle des travailleurs et des usagers, services publics européens, montages internationaux, formules mêlant l’associatif et le public, etc. La mise en tension d’une variété de statuts de propriété constituerait un outillage pluraliste dans un cadre post-capitaliste limitant la concentration étatique du pouvoir.
2 – Les deux Adam Smith, des simplifications anthropologiques de l’homo œconomicus aux complications anthropologiques de la sympathie
Philosophe écossais, Adam Smith (1723-1790) est considéré comme un des fondateurs de l'économie politique moderne, mais aussi du libéralisme économique et même du néolibéralisme. Mais on va voir que ses écrits révèlent deux faces : la face d’un économiste libéral/la face d’un philosophe moral plus complexe. On aura ainsi une lecture nettement différente si l'on considère surtout son livre le plus célèbre, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), ou si l'on s'intéresse en priorité à sa Théorie des sentiments moraux (1759). Je distinguerai alors un Smith-1 (celui l'homo œconomicus, le plus connu) et un Smith-2 (celui de la sympathie, moins connu, en tout cas en France). Mon problème alors ne va pas consister à chercher une cohérence entre ces deux livres de Smith. Je me situerai plutôt à distance des penchants dominants de l’histoire traditionnelle des idées, en ne partant pas du présupposé de cohérence d’une «œuvre» et d’un «auteur». Ce faisant, je serai proche des remarques de Michel Foucault dans deux textes de 1969, où il interroge ce qu’il appelle les «continuités irréfléchies» et les «synthèses toutes faites» associées à des notions telles qu’«œuvre» et «auteur». Il s’agit de son livre L’archéologie du savoir et de sa conférence «Qu’est-ce qu’un auteur ?».
Smith-1 ou les simplifications de l’homo œconomicus
Lire les Recherchessur la nature et les causes de la richesse des nations de manière indépendante donne facilement prise aux lectures dominantes qui ont été faites de Smith, celles du libéralisme économique, de la promotion de l'homo œconomicus et du marché. L'anthropologie philosophique y est marquée par le constat d'«un certain penchant naturel à tous les hommes (...) : c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre». Une anthropologie du troc et de la quête de «l'intérêt» individuel débouche alors, via le mécanisme de «la main invisible», sur le marché comme régulateur principal de l'ordre économique : «Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent de manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler». L'égoïsme («Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme»), justement du fait de «la main invisible» propre au marché, serait plus utile socialement que l'altruisme. Dans ce cadre, l'État doit intervenir le moins possible et laisser la place la plus large à l'expression du jeu des intérêts, et donc au marché.Les simplifications de cette anthropologie philosophique ont été mises en évidence notamment par l'historien de l'économie, d'origine austro-hongroise, Karl Polanyi, en particulier dans son livre La grande transformation (1944). En prenant appui sur les matériaux ethnologiques et historiques disponibles quant aux sociétés passées, il montre comment le marché, le gain et le profit sont des nouveautés historiques, liées au processus historique d'autonomisation de l'économie marchande par rapport aux autres activités sociales. Dans nombre de sociétés qui ont précédé nos sociétés modernes, les relations que l'on distinguerait aujourd'hui comme relations «économiques», «familiales», «politiques» ou «religieuses», sont encastrées (embedded) les unes dans les autres. Dans ces sociétés, des comportements comme «la générosité» ou «l'honneur» peuvent être valorisés, davantage que la recherche du gain individuel. L'anthropologie de Smith aurait eu tendance à naturaliser, c’est-à-dire à considérer comme «naturels» et intemporels, des comportements n'appartenant qu'à certains moments de l'histoire et qu'à certaines sociétés. Cette critique, à partir des sciences sociales et historiques, de l'anthropologie de l'homo œconomicus débouche sur une critique de la philosophie politique du libéralisme économique : Polanyi est un socialiste non-marxiste donnant un rôle important de régulation sociale et économique à l'État.
Smith-2 ou les complications de la sympathie
La prise en compte ces dernières années en France de la Théorie des sentiments moraux, jusque-là peu lue, nous conduit à complexifier l'anthropologie de Smith, qui y apparaît comme une des grandes figures de la philosophie morale. C’est le plus souvent méconnu des idéologues néolibéraux. Ce sont plutôt des courants hétérodoxes et critiques qui s’intéressent en économie, par exemple, à ce visage de Smith. Cet ouvrage développe une anthropologie de «la sympathie» (chapitre I), c'est-à-dire un sentiment qui conduit les hommes à rechercher l'approbation des autres être humains, associé à un «plaisir de la sympathie réciproque» (chapitre II). Cette sympathie apparaît première anthropologiquement, vis-à-vis de l'égoïsme, car «le plaisir comme la douleur sont toujours éprouvés si simultanément, et souvent à propos d'occasions si frivoles, qu'il semble évident qu'ils ne peuvent dériver de la considération d'un intérêt personnel».La lecture que le philosophe Jean-Pierre Dupuy propose de la Théorie des sentiments moraux apparaît éclairante (dans Libéralisme et justice sociale - Le sacrifice et l'envie, 1992). Pour lui, la sympathie smithienne porte une dynamique potentiellement infinie, dotée de dimensions déstabilisatrices : «l'acteur sait (pour les éprouver lui-même) les difficultés qu'il y a à se mettre à la place d'un autre. Il se met à la place du spectateur se mettant à sa place. (...) Cet opérateur au carré, c'est celui de la sympathie active : quiconque recherche activement la sympathie des autres sympathise avec le fait de sympathiser avec lui. L'acteur (...) désire la sympathie du spectateur : il adapte donc ses propres sentiments à ceux de son spectateur tels qu'il les conçoit». Dans une double logique d'imitation et de contagion, le sujet smithien vivrait «constamment sous le regard d'autrui». Ce serait «un être fondamentalement mimétique, toujours enclin à se perdre dans les miroirs que lui tendent les autres». Il n'aurait rien à voir avec la figure ultérieure de l'homo œconomicus, inventée par les économistes, renvoyant, elle, à «un être isolé, autosuffisant, capable d'autodétermination». Dans une telle anthropologie, les intérêts ne sont pas premiers par rapport aux passions, mais les deux sont associés dans le mécanisme de la sympathie, qui insère immédiatement l’individu dans une dynamique de relations sociales. Les certitudes des formes anthropologiquement les plus simplistes du libéralisme économique - formes qualifiées de «dégénérées» par un Jean-Pierre Dupuy tout à la défense d'une autre tradition libérale plus complexe - volent ici en éclats.
Pistes pour la gauche radicale aujourd’hui
Si on confronte la gauche radicale actuelle avec les deux Adam Smith, naît une double exigence de complications anthropologiques :
1er) Dans la critique de Smith-1 et de la figure appauvrissante de l’homo œconomicus : il s’agit de prendre en compte la variété des désirs et des passions humaines dans les analyses du monde tel qu’il va et dans les perspectives d’un monde amélioré. Cela suppose de rompre avec les contaminations des raisonnements de gauche par les simplifications utilitaristes (le privilège donné à une analyse en termes d’intérêts), économistes (l’économique comme facteur explicatif principal) et intentionnalistes (les intentions individuelles, sans prise en compte des relations sociales et des structures sociales, comme productrices principales de la réalité). Par exemple, des penseurs de la gauche radicale contemporaine comme l’Américain Noam Chomsky peuvent cumuler utilitarisme, économisme et intentionnalisme (avec la figure du « complot ») dans l’analyse des relations internationales ou des médias (5). Paradoxalement, ils critiquent le néolibéralisme à partir de certains schémas mentaux convergeant avec Smith-1.
2ème) Dans la prise en considération des complications anthropologiques d’un schéma comme « la sympathie » : dans ses dimensions positives affectant une logique d’émancipation (recherche de l’approbation des autres, s’écartant d’un strict égoïsme), mais également dans ses dimensions négatives affectant une logique d’émancipation (dynamique mimétique infinie et tendanciellement frustrante).
En guise de conclusion
Au bout de ce parcours, qui nous a permis de revisiter certaines dimensions de ce qui est appelé «les traditions libérales», on a contribué à nourrir une radicalité politique anticapitaliste, plus soucieuse de la pluralité des racines emmêlées des maux humains d’aujourd’hui. La perspective d’émancipation individuelle et collective dans une société non-capitaliste n’a pas été oubliée pour autant, mais s’est lestée d’un double pluralisme et prudence anthropologique, alimentant une plus grande lucidité politique. L’usage positif d’une confrontation avec ces «traditions libérales» apparaît bien, sous certains aspects, plus stimulants pour la réinvention d’une gauche radicale, que la répétition infinie des langues de bois affectant certains secteurs de la critique sociale traditionnelle. Cela nous incite à nous déplacer par rapport à nos évidences, en nous aidant à penser aussi contre nous-mêmes, contre nos préjugés et nos stéréotypes, sans abandonner notre sens radical de l’injustice, ni notre curiosité vis-à-vis d’autres mondes possibles.
* Communication sous le titre «Penseurs libéraux d’hier (Montesquieu et Adam Smith) et réélaboration d’une utopie anticapitaliste aujourd’hui» au colloque international «L’utopisme (néo-)libéral», organisé par le laboratoire Triangle (UMR CNRS 5206/ENS Lettres et Sciences humaines de Lyon/IEP de Lyon/Université de Lyon 2), sous la responsabilité de Keith DIXON, Lyon, 8 et 9 décembre 2006
Notes :
(1) Sur le caractère composite de cette tradition « libérale » et les usages politiques contemporains s’efforçant de l’unifier autour d’un axe conservateur (Raymond Aron, François Furet, etc.), voir le travail sociologique de Claire Le Strat et Willy Pelletier, La canonisation libérale de Tocqueville, éditions Syllepse, collection «La politique au scalpel», 2006.
(2) C’est vraisemblablement une des faiblesses de l’argumentation de Jean-Claude Michéa dans L’empire du moindre mal – Essai sur la civilisation libérale (Climats, 2007) que de ne guère prêter attention à ce point fort du libéralisme politique.
(3) C’est le fil que j’ai pu notamment développer chez Marx, dans La question individualiste – Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon (Le Bord de l’eau, 2003).
(4) Ce que ne fait pas Jean-Claude Michéa qui, dans L’empire du moindre mal (op. cit.), part à l’inverse de l’hypothèse de «l’unité du libéralisme».
(5) Voir mon article «Chomsky et le "complot médiatique" – Des simplifications actuelles de la critique des médias», revue ContreTemps (éditions Textuel), n°17, septembre 2006, repris sur le site Calle Luna.