En autorisant la justice française, contre la pression insistante du pouvoir politique relayée par le Parquet, à enquêter sur les «biens mal acquis» en France par quelques potentats africains, la Cour de cassation ne fait pas que choisir son camp dans un bras de fer permanent dont l'enjeu n'est rien de moins, dans ce pays, que l'affirmation de l'indépendance de la Justice pour qu'il raccroche enfin le train des démocraties les plus avancées. La haute juridiction a pris une décision à portée économique majeure, puisque la corruption généralisée, organisée par les élites, reste le frein principal au décollage économique du continent noir.
Dans ce domaine comme dans tant d'autres, la «rupture» vendue aux électeurs par Nicolas Sarkozy aux électeurs en 2007 s'est muée en continuité une fois le pouvoir conquis. Comme ses prédécesseurs qualifiés charitablement par lui-même de «rois fainéants», l'actuel chef de l'Etat a maintenu et entretenu tous les ressorts traditionnels de la «France-Afrique», y compris le recours à des intermédiaires douteux, sous la houlette du secrétaire général de l'Elysée Claude Guéant. La seule différence est que Nicolas Sarkozy a jugé bon, inspiré par sa plume Henri Guainot, d'aller insulter les Africains, leur histoire et leur culture, dans le désormais célèbre discours de Dakar.Et qu'il est un partisan déclaré de «l'héritage positif de la colonisation». Aller dire cela, pour ne retenir qu'un seul exemple, aux descendants des quelque dix millions d'Africains (près de deux fois la Shoah!) assassinés dans le cadre des entreprises commerciales de Léopold II, le pédophile barbu et avaricieux qui régnait sur la Belgique au pinacle de l'ère coloniale et avait fait du Congo sa propriété privée.
La relation nauséabonde entretenue entre l'ancienne métropole et ses colonies mal émancipées s'est toujours drapée dans les grands principes de la «raison d'Etat»: avant-hier, la Guerre Froide et la lutte contre la présence communiste; hier, la résistance aux tentatives des Etats-Unis de venir piétiner les plates-bandes africaines de la République; et aujourd'hui le spectre de la «Chinafrique» qui verraient des Chinois sans scrupules et dépourvus de nos «exigences morales» faire main basse sur les matières premières, les terres et les grands chantiers promis à nos «champions nationaux». La constante économique de la politique coloniale ou post-coloniale, c'est, par définition, la haine de la concurrence.
Beaucoup plus prosaïquement, il s'est agi de mettre l'argent des contribuables français et leurs enfants sous l'uniforme au service d'intérêts particuliers, allant des grands groupes industriels privés et parfois publics (de Bolloré à Areva) aux «petits blancs» qui ont trouvé dans l'expatriation post-coloniale le moyen d'améliorer un ordinaire métropolitain jugé médiocre. Ceci écrit sans vouloir le moins du monde insulter les générations de coopérants ou agents publics qui se sont investis dans la lutte contre le sous-développement.
Les enquêtes judiciaires qui devraient logiquement être lancées après la décision de la Cour de Cassation sur les châteaux, hôtels particuliers parisiens, voitures de luxe et comptes en banque bien garnis accumulés en France par les clans Bongo (Gabon), Sassou Nguesso (Congo «Brazza») et Obiang (Guinée équatoriale) pourraient lever le voile sur le circuit de l'argent qui va des caisses des entreprises exploitantes, de l'Etat français ou de l'Union européenne vers les poches des «hommes forts» et de leurs proches (et de leurs «amis français» ?).
Un travail de transparence qui, soit dit en passant, n'aurait pas dû attendre l'intervention de la justice, grâce à l'engagement des ONG Transparency International et Sherpa, s'il existait en France un gouvernement et un Parlement respectueux de leur mandat. Les enquêtes pourraient aussi bousculer l'hypocrisie des compagnies pétrolières, Elf Aquitaine hier, Total aujourd'hui, qui font des chèques aux administrations du Trésor de ces pays mais se lavent les mains de la destination finale de l'argent, au nom de «l'indépendance nationale» des kleptocrates. Elles apporteront aux peuples africains privés des richesses qui leur appartiennent ou de l'aide qui leur est destinée la preuve écrite de ce qu'ils savent trop bien.
Le combat contre la corruption est un travail de Sisyphe mais il est indéniable qu'il a enregistré des progrès, encore trop modestes, au cours des deux dernières décennies. Elle est devenu une préoccupation affichée au sein des institutions multilatérales qui ont cessé de se voiler la face devant l'ampleur et les effets dévastateurs du phénomène. La tolérance et la résignation devant ce qu'on baptisait un peu trop facilement «mettre de l'huile dans les rouages» (c'est évidemment tout le contraire) n'est plus de mise. En ouvrant une brèche judiciaire, dans un pays lui-même pas très propre sur lui en la matière, la Cour de Cassation a apporté sa pierre à ce chantier. Bravo.
Publié initialement sur Orange.fr, le 11 novembre 2010