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Billet de blog 24 octobre 2025

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Désaccord de Bougival : ni indépendance, ni kanak, ni socialiste

Quelques généralités dont la portée n’est pas précisées, et une série de dispositifs actant la tutelle de la métropole, majorant le poids des colons, et bloquant le chemin vers l’indépendance : le « projet d’accord » de Bougival a été publié au journal officiel comme « accord ». Sa mise en œuvre forcée a commencé.

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Le Journal officiel de la République française du 6 septembre a publié sous le titre "accord de Bougival" le texte du projet qui a été refusé par la majorité des forces politiques kanak - c'est-à-dire par les représentants de la population colonisée :

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000052197304

Il y est question d’un « État », mais dont les conditions d’existence sont encadrées par la constitution française, d’une nationalité calédonienne, qui suppose d’avoir la nationalité française, d’un cadre institutionnel, organisé par une loi organique votée par le parlement français. Le mot « kanak » figure deux fois dans le texte, comme adjectif : « identité kanak » dans le préambule, « valeurs kanak » parmi d’autres pouvant inspirer une « charte des valeurs calédoniennes ».

Dans le même temps, le texte prévoit une série de verrous destinés à maintenir le statut quo colonial.

- démographie et corps électoral :

Selon les estimations de l’administration coloniale française, la population kanak était d’environ 50 000 personnes lors de la prise de possession française en 1853. Elle a ensuite baissé à 27 000 personnes en 1900, et s’est maintenue à ce niveau jusqu’en 1940. Elle n’a retrouvé le niveau de 1853 qu’en 1973. En parallèle, les autorités françaises avaient fait de la Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement, et ont organisé et encouragé la venue de populations extérieures, principalement de métropole. Les kanak sont ainsi minoritaires sur leur terre (environ 40 % de la population), ce qui complexifie tout processus de décolonisation.

D’où l’enjeu du gel et du dégel du corps électoral. Gel du corps électoral pour la série de référendum sur l’indépendance, de manière à limiter les effets de la politique coloniale sur la composition de la population. Dégel pour ajouter au corps électoral des populations récentes, principalement européennes.

Le texte de Bougival entérine le dégel du corps électoral, de manière à minorer le vote kanak.

- qui demande et qui décide :

L’organisation des pouvoirs en Nouvelle-Calédonie relèvera d’une loi organique, votée par le parlement français. Le texte prévoit que le Congrès de la Nouvelle-Calédonie puisse voter des résolutions demandant la modification du cadre institutionnel, des règles d’élection, et même le transfert de compétences régaliennes. Le pouvoir de décision reviendra au parlement français.

En cas de transfert de compétence régalienne, la population calédonienne devra être consultée. « Seront admis à cette consultation l’ensemble des électeurs de nationalité calédonienne », c’est-à-dire le corps électoral élargi, minorant la population kanak.

Lors de son mandant commençant en 2026, le Congrès de Nouvelle-Calédonie adoptera une loi fondamentale – dont on doit comprendre qu’elle devra s’encadrer dans la loi organique adoptée par le parlement français – portant sur la répartition des pouvoirs entre collectivités, les symboles comme le nom ou le drapeau, éventuellement une charte des valeurs, un code de la citoyenneté, et aussi des dispositions économiques « le cas échéant en se dotant d’une règle d’or encadrant les finances publiques » – ce n’est pas une obligation, mais la seule éventualité envisagée est d’inscrire dans la mini-constitution du territoire les règles de la gestion néo-libérale.

Compte-tenu de ce pouvoir particulier du Congrès dont le mandat commence en 2026, on comprend l’enjeu du gel ou du dégel du corps électoral en amont de son élection. Le gouvernement français est pour le dégel, et le parlement français est en train d’acter le report de l’élection du congrès le temps d’entériner ce dégel. Les indépendantistes sont contre.

- entériner les pouvoirs régaliens de l’État français :

Le texte prévoit le maintien des prérogatives de l’État français, avec des adaptations (titre IV : « La répartition des compétences entre l’État et les institutions de la Nouvelle-Calédonie demeure telle qu’établie à la date de la signature du présent accord, sous réserve des dispositions qui suivent. »)

Est donc entériné la compétence de l’État en matière de défense, sécurité et ordre public, monnaie, justice. L’État entérine même dans l’accord certains de ses projets, comme la construction d’un nouvel établissement pénitentiaire ou diverses dispositions en matière de défense.

Il est prévue la délégation aux provinces de la compétence de police administrative de proximité – en métropole la compétence est déléguée aux communes. Le niveau territorial choisi peut avoir son importance dans le cadre de la polarisation du territoire entre une province Sud à majorité européenne, plus riche et où se trouve la capitale du territoire, et les autres provinces à majorité kanak.

Le texte prévoit une délégation des compétences en matière de relations internationales, mais limitée et encadrée. D’une part elle doit se situer « dans le champs des compétences propres des institutions calédoniennes » – telles que définies donc par la constitution française et la loi organique, et à l’exclusion des domaines régaliens. D’autre part « La Nouvelle-Calédonie conduira ses actions diplomatiques dans le respect des engagements internationaux et des intérêts fondamentaux de la France, en particulier ceux relevant des domaines de la sécurité, de la défense et des intérêts vitaux de la nation. »

- imposer les politiques d’austérité :

Le titre IV (« Projet de société et de modèle économique ») commence par « Un pacte de refondation économique et financière » en trois point :

- « l’indispensable assainissement des finances locales et le redressement des comptes sociaux » ;

- « un retour à la soutenabilité de la dette calédonienne » ;

- « la relance et la diversification économique ciblée sur les objectifs stratégiques », s’appuyant sur « une proposition financière crédible », « une défiscalisation » et « un accompagnement technique et financier renforcé de l’État ».

Bridées par l’austérité budgétaire, la tutelle de l’État sur les collectivités calédoniennes en matière économique est réaffirmée par le point 4 « Une gouvernance dédiée pour accompagner la mise en œuvre des engagements » : « une mission interministérielle est placée sous l’autorité du Premier ministre auprès du Ministre d’État, ministre des outre-mer. Elle coordonnera le dispositif d’assistance technique placé auprès des institutions calédoniennes. Les services du Haut-Commissariat seront renforcés. »

- former une élite calédonienne dans le cadre colonial :

Le point 6 du titre III (« Répartition des compétences ») a pour titre « Formation à l’exercice des compétences régaliennes » et prévoit que « L’État participera à la formation et à l’intégration de cadres calédoniens, civils et militaires, issus notamment des concours de la fonction publique. »

D’une part on ne peut que constater que, compte-tenu des fortes inégalités d’accès à l’enseignement secondaire et supérieur entre les populations kanak et d’origine européenne, ces possibilités de promotion sociale bénéficieront avant tout à la population d’origine européenne, et secondairement à une petite élite kanak.

D’autre part, on peut se demander au vu de la division des formations politiques kanak face à ce texte si les résultats principaux des accords de Matignon et de Nouméa n’ont pas été de mettre entre parenthèse pendant trente ans la conflictualité liée à la situation coloniale, et d’intégrer une élite kanak au cadre colonial – que le texte de Bougival se proposerait donc d’amplifier.

En tout état de cause, la mise en œuvre de ce texte qui entérine la tutelle de l’État français, renforce les cadres coloniaux, dilue la population kanak dans une entité calédonienne élargie, réduit le poids électoral kanak en ouvrant le corps électoral, éloigne la perspective de l’indépendance, de la décolonisation, et d’un avenir autre que néolibéral.

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