Le monde entier semble s’être donné rendez-vous au stade de Soweto, en Afrique du Sud, où l’on rend hommage à Nelson Mandela, mort le 5 décembre dernier, ce « Gandhi » de l’Afrique du Sud, qui a contribué à mettre à bas l’apartheid, un système raciste institutionnalisé qui traitait les Noirs sud-africains comme des sous-hommes, un système odieux aboli en 1991.
L’apartheid, mot afrikaans (emprunté au français « à part ») signifiant « mise à part », dérive en fait de la doctrine calviniste de la prédestination selon laquelle Dieu aurait créé des élites pour diriger le monde et des hommes (ou sous-hommes) pour obéir à ces même élites. Les Afrikaners se sont en fait assimilés au peuple élu, estimant que Dieu leur avait donné l’Afrique du Sud comme il avait donné le pays de Canaan aux Hébreux, les Noirs étant assimilés aux Cananéens.
Avocat tout comme Gandhi, Nelson Mandela lutte d’abord de manière non-violente contre l’Apartheid mis en place en 1948, mais devant l’inefficacité de son combat (l’ANC est interdit en 1960), il fonde en 1961 la branche militaire de l’ANC, ce qui lui vaut d’être qualifié de « terroriste ». Arrêté par la police sud-africaine en 1962, grâce à la collaboration de la CIA, il passera les vingt-sept années suivantes en prison, dont dix-huit au bagne de Robben Island, où il effectue des travaux forcés. Il sera libéré en 1990.
Plus qu’un homme politique, Nelson Mandela est une figure morale de la fin du XXe siècle, une personnalité dont le charisme rayonne bien au-delà de l’Afrique du Sud, au-delà de la simple scène politique, par l’exceptionnelle qualité de son engagement, de son courage, de son humanité, avec cette dimension de compassion et de pardon, d’où l’hommage international qui lui est rendu à Soweto. On peut même y voir une forme de canonisation laïque, tant l’homme est considéré comme un saint homme par la nation dont il est le père symbolique.
Le mot symbole vient du grec sumballein, « lier ensemble » : Le sumbalon était à l’origine un signe de reconnaissance, un objet coupé en deux moitiés dont le rapprochement permettait aux porteurs de chaque partie de se reconnaître comme frère.
Nelson Mandela est symbole en ce sens qu’il a permis à la nation sud-africaine de se ressouder entre Noirs et Blancs, par le pardon accordé. Ce pardon, prôné, porté et incarné par Nelson Mandela, cette arme inespérée, qui a eu raison de l’Apartheid. Et c’est cette dimension quasi christique qui est célébrée à Soweto, s’agissant notamment de la dimension du pardon, ce pardon qui a scellé les retrouvailles entre deux communautés d’êtres humains que tout opposait en Afrique du Sud. Tous les problèmes ne sont pas résolus en Afrique du Sud, loin s’en faut, où des inégalités importantes subsistent, où la criminalité prospère, néanmoins, reconnaissons à Nelson Mandela d’avoir eu la main d’un thaumaturge pour suturer une plaie béante dans une société vouée sinon au chaos social, à une guerre civile larvée entre Blancs et Noirs. Ce pardon, qui a permis aux Blancs de les soulager du poids du passé infamant de l’Apartheid et aux Noirs de dépasser leur désir de vengeance.
Mais un problème subsiste que soulève cette quasi-canonisation laïque, c’est qu’on célèbre d’autant plus la sainteté d’un homme qu’aucun dirigeant dans le monde ne semble s’inspirer de l’exemple de Nelson Mandela, en Afrique comme ailleurs dans le monde. Et cette sanctification a pour effet pervers de faire ressortir Nelson Mandela comme étant hors de portée, comme s’il était une sorte de Christ nègre qu’on ne pouvait qu’adorer et non pas imiter. Ce qui est d’ailleurs le propre des religions : ériger des exemples théoriques sur lesquels quasi personne ne prend modèle, ce qui a pour résultat non pas d’élever l’humanité mais de la maintenir en bas. Mieux vaudrait pouvoir s’inspirer de l’exemple de Nelson Mandela que d’en faire quelqu’un à part : l’apartheid éthique commence là.
On peut observer un autre phénomène au regard de la sur-représentation des dirigeants occidentaux au stade de Soweto par rapport aux dirigeants de l’Asie et même de l’Afrique (notons la quasi absence des représentants du monde arabe), c’est que Nelson Mandela semble être un saint plus pour les Blancs que pour les Noirs, comme si le Christ nègre était avant tout un symbole de Blancs.