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Billet de blog 26 novembre 2013

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Orange mécanique

Dans la nuit du 20 au 21 novembre dernier, la région où l’on (où je) respire l’air d’Auvergne, un air vert, le Livradois-Forez pour ne pas le nommer, est devenue une Sibérie blanche, un bout du monde coupé du monde, où la neige avait un pouvoir agglutinant tel que les arbres, qui n’avaient pas encore eu le temps de rendre leur livrée foliée, ont ployé sous son faix au point d’y laisser des branches.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans la nuit du 20 au 21 novembre dernier, la région où l’on (où je) respire l’air d’Auvergne, un air vert, le Livradois-Forez pour ne pas le nommer, est devenue une Sibérie blanche, un bout du monde coupé du monde, où la neige avait un pouvoir agglutinant tel que les arbres, qui n’avaient pas encore eu le temps de rendre leur livrée foliée, ont ployé sous son faix au point d’y laisser des branches. L’hiver a pris de court tout le monde cette année, et la nature était d’autant moins prête que le printemps dernier avait déjà un bon mois de retard, d’où les dégâts occasionnés sur les arbres dont le feuillage augmentait la prise à la neige.

Quand on vit dans le pays du Livradois-Forez, on a ses raisons, comme celles du cœur que la raison n’explique point, pour reprendre le mot de Pascal.  C’est pourquoi, au plus fort de l’hiver, l’on accepte d’être bloqué par la neige sur les hauteurs, de même qu’on accepte d’être privé d’électricité et de téléphone, en raison des conditions hivernales ou à l’occasion de tempêtes, de plus en plus fréquentes, quand des arbres tombent sur les lignes, électriques ou téléphoniques.

C’est d’ailleurs ce qui s’est produit, dans la nuit du 20 au 21 novembre dernier : le réseau électrique était en panne. Plus d’électricité, plus de téléphone. Plus d’électricité, donc plus de chauffage, même quand la chaudière brûle des granulés de bois, car l’alimentation permettant d’acheminer le granulé dans le foyer de la machine est électrique. On s’est donc  préparés à effectuer un retour dans le passé en se chauffant à la cheminée et en s’éclairant à la lueur non pas de bougies (faute de bougies, quitte à rompre le charme passéiste du passage, j’en suis narrativement navré) mais de lanternes de camping à piles. Ces derniers jours, la nuit tombe à peu après 17 heures, elle tombe à pic. À 17 heures 30, il fait nuit noire. Les lampadaires, qui jalonnent la petite route au conduit au hameau, étaient résolument éteints. Nulle lueur au lointain, pas l’ombre d’une présence humaine aux alentours, rien, la nuit avale le Livradois avec le blanc de l’hiver.

Pour seul chauffage, disais-je, on a donc le cantou  (le vocable, qui vient de l’occitan auvergnat, signifie « coin du feu »), la cheminée auvergnate typique. Le nôtre, de taille imposante, dévore des bûches d’un mètre de long, posées en travers des chenets. Ce cantou dont les montants sont en granit, comme les murs de la maison, massifs, n’a pas loin d’un siècle et demi d’âge. C’est un monstre à la gueule béante doté d’un appétit gargantuesque. Jamais rassasié, il ne cesse de se repaître du bois qu’on lui sert. Il saisit les bûches entre ses mâchoires de feu, les lèche et les pourlèche à grands coups de flammes. Qu’il est bon de sentir l’haleine chaude du feu dans le silence de l’hiver ! Notre cantou a des airs de Moloch, cette divinité d’origine cananéenne à laquelle on sacrifiait des êtres humains en les « faisant passer par le feu » (en réalité, le moloch ne désigne pas la divinité mais le sacrifice lui-même, comme le laissent à penser les découvertes effectuées sur le tophet de Carthage, où l’on sacrifiait à Baal Hammon). Mais notre moloch ignivome est apprivoisé, c’est un moloch domestique qui porte sa muselière d’acier pour que le feu ne vienne pas mordre dans autre chose que le bois.  

Quand on vit dans le Livradois, en retrait du monde urbain en bas, quand on est devenu rurbain, parce qu’on en a soupé du bain citadin, qui manque tant d’urbanité, quand la ville est au loin, on s’expose inévitablement à des inconvénients, comme par exemple à des amoncellement de neige indus qui vous laissent bloqués chez vous. Du coup, le retrait devient retranchement, soustraction. La vie à la campagne devient hermitage. Et sans la fourniture d’EDF, force est d’observer que l’obscurité envahit rapidement son intériorité.

« Nous vous devons plus que la lumière », disait naguère le slogan de l’Électricien de France, une formule dont le clair-obscur fait toute la beauté ambiguë. La formule dit en effet deux choses. Elle dit d’abord que si EDF a pour mission de nous fournir de l’électricité, son service va au-delà, sous-entendant par là que son service comporte aussi une dimension humaine. Elle dit ensuite qu’EDF nous est redevable du fait que nous, citoyens clients d’EDF, ayons besoin d’être éclairés, et que cette lumière rejaillit sur elle, raison pour laquelle EDF nous sait gré d’être de bons et loyaux consommateurs d’électricité. Mais la simple expérience d’une coupure d’électricité apprend aux citoyens consommateurs qu’ils sont passablement redevables à EDF de ses lumières pour faire reculer les ténèbres.

Naguère, avant la naissance d’Orange et de ses multiples forfaits origami, « des forfaits qui se plient à vos envies », France Télécom avait pour slogan : « La vie, c’est simple comme un coup de fil. » Maintenant, c’est l’inverse : passer un coup de fil, c’est parfois plus compliqué que ce que l’on croit.

Quand on habite sur les hauteurs du Livradois, l’air est meilleur, loin des miasmes du monde citadin, mais cet éloignement-là, cette mise à distance de la ville, si cela constitue un bon isolant par rapport aux nuisances urbaines, cela se retourne contre soi en cas de tempête et l’éloignement devient isolement. La vie au vert n’isole pas contre l’isolement. Vivre sur les hauteurs permet de prendre un peu de hauteur sur la vie d’en bas, mais l’altitude a son revers en hiver, à moins bien sûr d’épouser le point de vue des citadins élevés à la pollution urbaine, pour qui altitude rime avec station de sports d’hiver. Ce qui est une manière de surfer sur le monde réel comme d’autres sur internet.    

Quand on fait le choix de vivre à la campagne, on accepte l’idée de ne plus avoir d’électricité ou de téléphone lors d’un coup de vent, parce cela fait partie des aléas de la rurbanité, en revanche, quand l’électricité et le téléphone sont rétablis, on a beaucoup plus de mal à accepter que l’agrume de France Télécom, j’ai nommé Orange, puisse suspendre pour une durée indéterminée l’accès à internet en vous expliquant, par le truchement d’une boîte vocale (au 39.00, pour être précis), que le réseau a subi une panne au plan local mais que ses équipes techniques font tout le nécessaire pour rétablir internet dans les meilleurs délais.

Ce qui est délicieux, c’est que la voix féminine qui vous informe de cela précise avec suavité qu’il vous est loisible de vous rendre sur le site orange.fr pour suivre l’évolution des opérations. Étrange humour acidulé de la part d’Orange, car si l’on appelle l’assistance technique au 39.00, c’est bien parce qu’on n’a plus accès à internet, et si l’on n’y a pas accès, on voit difficilement comment on pourrait se rendre sur le site internet susmentionné pour suivre l’évolution de la situation. Mais cet humour tout à fait involontaire laisse comme un goût doux-amer dans l’oreille interne du client qui n’arrive pas à se faire entendre, car tout est fait pour que vous n’ayez jamais personne au bout du fil et que ce soient des boîtes vocales dûment programmées et aux voix veloutées qui vous répondent.

Au bout de plusieurs jours et après plusieurs appels passés au même numéro, le client d’Orange, lassé d’entendre la même ritournelle prononcée par cette voix féminine pourtant si suave, l’abonné du fournisseur d’accès, privé d’internet sans même qu’on lui ait fourni le début d’une explication,  commence à voir rouge.

« Orange, ô désespoir ! » commence-t-il à fulminer in petto. À croire que la vague de suicides entre 2008 et 2010 (ce qui valut au passage  une mise en examen de Didier Lombard, l’ancien PDG du groupe) dans ce fleuron de l’industrie française n’a pas suffi pour remettre un peu d’humanité dans cette entreprise où des cadres ont joué aux apprentis sorciers en termes de management et de techniques de gestion de ressources humaines. Sans doute ces gens-là auront-ils pris au pied de la lettre la publicité d’une bouteille d’Orangina, qui demande qu’on la secoue. Rappelez-vous « Orangina, secouez-moi, secouez-moi ! » Mais à trop secouer le cocotier, à trop presser la pulpe humaine, des salariés de l’entreprise ont fini sur le carreau : le fil de la vie de la publicité était devenu la corde des pendus. Le voisinage entre Orange et Orangina expliquant la confusion faite par les cadres de l’entreprise et autres directeurs de ressources humaines (une formule qui ravale les humains au rang de gisement de matières premières à exploiter), auprès desquels les orangs-outans de Bornéo semblent tellement plus humains et tellement moins bornés.

Quoi qu’il en soit, s’agissant du traitement (des demandes) des clients d’Orange par boîte vocale interposée, voix féminine suave ou pas, Orange fait toujours grincer des dents, mieux, Orange donne des rages d’oreille. Orange donne envie de mordre tellement la stratégie d’évitement de l’entreprise par boîte vocale interposée, en guise de filtre, de pare-feu, de paratonnerre, attire les foudres de l’abonné justement en lui faisant monter à la bouche une bordée de jurons tous plus incendiaires les uns que les autres. Car chez Orange, on ne traite pas les problèmes avec les clients, on les sous-traite, on les maltraite, on les délocalise dans un no man’s land téléphonique et numérique. C’est la mécanique d’Orange, comme celle du film de Stanley Kubrick du même nom, cette mécanique dérangeante qui rend l’entreprise si machinale, si inhumaine. Allons donc, restons zen, une orange pressée avec un zeste de citron peut-être ?  Non merci, la potion est trop amère. Un chocolat chaud est plus approprié avec ce froid. 

Et quand, par bonheur, après avoir entendu à maintes reprises le jingle enjoué à la guitare folk et aux accents (supposés) bucoliques, avec ce « Oh, Oh ! » en introït, qui rappelle l’initiale vocalique de l’opérateur (et l’expression d’une jouissance qui ne dit pas son nom « Oh oui, Orange ! »), quand donc par bonheur on est parvenu à s’extirper du labyrinthe des boîtes vocales pour tomber sur une personne humaine, il faut ruser, car la préposée (il s’agit d’une femme) au bout du fil ne traite normalement que les problèmes de ligne analogique. On lui explique que si on l’interpelle, c’est parce que le numéro de l’assistance technique pour internet n’est d’aucune utilité et que la boîte vocale du 39.00 souffre du syndrome du disque rayé. La personne au téléphone, dans un élan d’humanité, annonce qu’elle va effectuer un test de ligne, qui s’avère positif, puis déclare qu’il y a apparemment un problème de synchronisme avec la fréquence internet, avant de se raviser pour finalement se rallier au message officiel de la boîte vocale du 39.00 et répéter qu’il s’agit bien d’une panne locale et que les équipes techniques font tout le nécessaire pour rétablir le réseau. De quoi voir jaune, d’autant que la voix a des accents chinois. Non pas que l’on ait quoi que ce soit contre les gens d’origine chinoise en général ou les employés d’Orange d’origine chinoise en particulier, mais du coup, on se pose la question si l’appel n’a pas été délocalisé quelque part vers une plateforme téléphonique de l’Empire du Milieu et si notre problème n’est pas traité par une Chinoise parlant français, mais tellement loin de la réalité française que notre problème d’internet franco-français au plan local n’entre guère en résonance avec ses préoccupations sino-chinoises à l’échelon mondial.

On salue Orange pour la dissémination de ses services de par le vaste monde, dans un esprit de conquête sans nul doute, et pour la qualité de sa fibre clients, sa fibre non pas optique mais audio, voire odieuse.

« Allo ?  Oh, oh ? Orange ! »

Or ange déchu ne fait aucune annonciation.

Silence.

L’hiver replie ses ailes sur le Livradois aux doigts bleuis de froid.  

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