« La séparation est faite », c’est le cri lancé par Jean Jaurès, dans l’hémicycle de la Chambre des députés après l’adoption, à la quasi-unanimité, de l’article 4 de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État.
Dans un article de la Dépêche du 1er juillet 1905, il fait son mea culpa et reconnaît que l’oeuvre de séparation, le séparatisme comme on disait à l’époque, ne peut êter achevée. Il poursuit par cette déclaration :
« Heureusement, Monsieur Clemenceau est venu à mon secours : il m’a suggéré l’expression qui convient à la faiblesse humaine et à l’infirmité parlementaire […] La séparation n’est pas faite : « elle est commencée ». D’autres la pousseront plus loin, sans la réaliser pleinement ».
120 ans plus tard, il nous appartient de nous demander si elle a été réalisée dans la plénitude des intentions des législateurs de 1905, si nous l'avons poussée plus loin ou si, au contraire, elle n'a pas progressivement régressé sous la pression des revendications religieuses, d'un relativisme libéral d'inspiration anglo-saxonne et d'une vision de la société qui donne la primauté à l'expression des identités individuelles en opposition aux projets collectifs.
Avant de tenter de répondre à ces questions, il faut rappeler dans quel contexte la loi de 1905 a été votée et quels étaient les objectifs politiques de la coalition républicaine qui l'a défendue.
Pour Clemenceau, alors Sénateur du Var, le séparatisme n'est pas une fin en soi, il est au service du projet politique d'une République radicale qui se donne pour objet la libération des consciences. La loi de 1905 n'est qu'une étape sur la longue route de l'émancipation humaine. Elle a été acquise à la suite d'un combat livré par la République contre le Saint-Siège. Elle est le fruit de la victoire de la raison contre le dogmatisme, des Lumières contre l'obscurantisme.
Son discours prononcé, dans sa Vendée natale, à La Roche-sur-Yon, le 30 septembre 1906, alors qu'il est devenu ministre de l'Intérieur, explicite ses objectifs politiques lors de la discussion de la loi de 1905 et son projet futur pour la République.
« C’est bien nous, les Républicains […], qui avons revendiqué, qui avons conquis contre l’Église romaine la liberté de conscience que Grégoire XVI appelait un « délire » ? C’est bien nous, dont les anciens, ici même ont souffert, lutté pour nous assurer la plus précieuse conquête de l’humanité, le droit de penser librement. »
[…]
L’Église romaine […] s’est ruée pendant assez de siècles à l’assaut de ce qu’elle appelle l’hérésie. Elle a brûlé, elle a massacré, elle a conquis sur la puissance civile les privilèges d’argent, une portion même de la puissance d’État, mais nous prétendons, nous, que cette partie de son histoire soit à jamais terminée.
[…]
Notre espoir est dans l’éducation de la démocratie, non pas dans cette éducation qui se proposer d’imposer les idées, mais dans l’éducation qui ouvre les intelligences et laisse à la pleine liberté de discussion le soin de faire définitivement la lumière.
[…]
La République n’est rien qu’un instrument d’émancipation, de justification, un instrument d’évolution par l’éducation de tous »
La loi de 1905 est parfois présentée aujourd’hui comme le résultat d’un compromis passé entre les séparatistes et les défenseurs des prérogatives de l’Église. Une loi de conciliation dont le ne faudrait pas compromettre maintenant les équilibres.
Il n’en est rien ! Elle est l’aboutissement d’un conflit politique violent entre les Républicains et une alliance composée de monarchistes, de catholiques ultramontains et des éléments les plus virulents de la droite anti-deryfusarde et anti-republicaine.
Le comte Albert de Mun, député du Finistère, est l’un de ses hérauts. Voici comment il évoque la rupture des relations diplomatiques entre la République française et le Saint-Siège, considéré comme un sujet de droit international.
« [elle] n’est que la publique manifestation du complot ourdi pendant vingt-cinq ans, dans l’ombre, tous les jours moins obscure, des loges maçonniques, longtemps contenu par l’instinctive résistance de la nation, et dont le grand bouleversement de l’Affaire maudite détermina la violente explosion, comme une atmosphère empoisonnée fait éclater tout à coup le mal secret d’un organisme dévoré par des germes mortels »
Tout est dit, pour ce camp, la loi de 1905, après l’affaire Dreyfus, est l’oeuvre d’un complot judéo-maçonnique.
Pace à eux se dresse le camp républicain qui, dans sa diversité, veut libérer la République du pouvoir que s’est donné le Saint-Siège de continuer à conduire les consciences individuelles. En cela, il poursuit la tradition gallicane par laquelle l’absolutisme royal avait dénié à la papauté le droit d’intervenir dans les affaires du royaume. Mais, il va beaucoup plus loin en établissant la souveraineté de la République sur la souveraineté d’une nation composée de citoyens libres en conscience. La loi de 1905 n’est pas seulement une législation qui organise la cohabitation entre les cultes et l’État, elle est fondatrice d’une citoyenneté qui trouve ses principes dans l’ouvre politique de la Révolution française. Elle est complète des lois de 1881 sur la liberté de la presse et de 1901 sur la liberté d’association pour donner au citoyen la capacité de déployer tous ses droits démocratiques. Jean Jaurès définit ainsi cette nouvelle souveraineté populaire en 1910, je le cite :
« L’exercice de la souveraineté, l’exercice de la puissant politique dans les nations modernes n’est subordonné à aucune formule dogmatique de l’ordre religieux ou métaphysique. Il suffit qu’il y ait des citoyens, il suffit qu’il y ait des êtres majeurs ayant leur liberté, leur personnalité et désireux de mettre en œuvre ce droit pour que la nation moderne dise : voilà la source unique et profonde de la souveraineté »
Cet admirable édifice est parachevé par le Code du travail de 1910 dont l'initiateur est le député Arthur Groussier auquel nous devons les premières lois sur les syndicats professionnels, le contrat et la durée du travail, l'hygiène et la sécurité des travailleurs. Les droits du citoyen ne peuvent être dissociés des droits du travailleur et de la démocratie au sein de l'entreprise.
Le camp clérical et conservateur a parfaitement perçu la puissance libératrice de la loi de 1905 et il appelle à la révolte. Ainsi, L'Éveil démocratique, journal hebdomadaire du Sillon, lance un appel le 18 février 1906 pour des « admirables guerres de Religion ». Il déclare, je le cite, « Est-ce que la France chrétienne n'applaudirait pas si, en une seule nuit, on exterminait tous les sectaires et les francs-maçons? La Saint-Barthélemy fut une nuit splendide pour la France et la Patrie. »
On sait que l'opposition farouche du pape Pie X à l'application de la loi de 1905 obligea Aristide Briand et son Gouvernement à transiger par la loi du 28 mars 1907 relative aux réunions publiques. Le conflit entre la France et le Saint-Siège à propos de la loi de 1905 ne trouva sa résolution que par l'octroi à l'Église du régime dérogatoire de 1924 fondant les associations diocésaines.
Cette première concession fut suivie de nombreuses autres plus pernicieuses, car elles furent consenties par les exécutifs en dehors de tout contrôle démocratique. Elles concernent principalement les conditions territoriales d'application de la loi de 1905.
Une loi pour toute la France ?
Le projet du législateur de 1905 était de garantir la liberté de conscience par la séparation à l'ensemble de la nation française, sans aucune exception. C'est-à-dire que la loi devait s'appliquer de façon identique en métropole, dans les départements et les territoires d'outre-mer et dans les colonies.
Algérie
Il faut rappeler qu'au sein de l'empire français, l'islam était alors la deuxième religion pratiquée. Dans les départements français de l'Algérie, les ministres du culte musulman étaient payés par l'administration coloniale. Lors des débats au Sénat, Briand précise sans aucune ambigüité que ce régime particulier doit cesser de la même façon que le Concordat doit être aboli. Juridiquement, cette application imposait de donner la citoyenneté française à l'ensemble de la population de ces départements. Le choix politique fut fait de maintenir le statut de l'indigénat pour les seuls musulmans. On sait que les ressortissants algériens de confession juive obtinrent la citoyenneté française par le décret du 24 octobre 1870 signé par notre frère Adolphe Crémieux.
Guyane
La situation de la Guyane est un peu similaire. Depuis l'ordonnance prise par Charles X en 1828, la religion catholique apostolique et romaine était la seule religion de l'État en Guyane. C'est toujours le cas près de deux siècles plus tard.
Alors que la loi de 1905 a été appliquée à la Martinique et à la Guadeloupe, la Guyane a été volontairement préservée de ce dispositif, après sa promulgation, puis de façon encore plus justifiée au moment de la transformation de la colonie en département français en 1945.
Pourquoi cette exception? Parce que les Gouvernements successifs ont estimé que la laïcité était une bonne chose pour les esprits éclairés de la Métropole, mais qu'il était utile de maintenir les populations indigènes dans les cadres de la religion. Encore aujourd'hui, les ministres du culte sont, en principe, payés par la collectivité unique de Guyane. En pratique, le diocèse et la collectivité ont convenu de l'abandon progressif de ce dispositif. En 2022, seuls huit prêtres continuent d'être payés par la collectivité. Ce statut dérogatoire de la Guyane est totalement obsolète et prive les autres cultes des dispositions, notamment fiscales, de la loi de 1905. Pourtant, toutes les propositions législatives portant son abrogation ont été rejetées par les Gouvernements successifs.
Le Concordat
Dans la longue liste des statuts dérogatoires à la loi de 1905, il faut réserver une place particulière au régime dit concordataire qui s'applique aux départements de la Moselle, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin.
Cette exception trouve sa cause uniquement dans le fait que ces trois départements, annexés par l'Allemagne, n'étaient pas au sein de la République française en 1905. Autrement dit, sans la défaite de 1870, la loi de 1905 s'appliquerait en Alsace-Moselle.
Ce régime n'est que le vestige d'une législation qui trouve son origine dans le traité voulu par le Premier consul, Napoléon Bonaparte, et signé entre le Saint-Siège et la République française le 15 juillet 1801.
Les Alsaciens et les Mosellans sont donc les rares Français dont la citoyenneté est en partie déterminée par les clauses d'un traité international.
Ce qui est communément désigné par le mot Concordat se compose de ce traité diplomatique et d'une loi, soumise au Corps législatif le 8 avril 1802, qui rassemble des dispositions, appelées articles organiques, qui ne furent jamais reconnus par le Saint-Siège.
Le dispositif législatif, adossé au Concordat, consacre donc quarante-quatre articles, réunis sous trois titres, au culte réformé et au culte de la Confession d'Augsbourg.
Enfin, des dispositions particulières sont prises plus tard pour le culte juif. Toutes ces dispositions reconnaissent officiellement quatre religions et les organisent au sein de l'empire.
Pour le culte juif, l'ambition de Bonaparte est très claire. Il souhaite «arracher plusieurs départements à l'opprobre de se trouver vassaux des Juifs», sa volonté est « d'atténuer, sinon de guérir la tendance du peuple juif à un si grand nombre de pratiques contraires à la civilisation et au bon ordre de la Société dans tous les pays du monde ».
Il résume en une phrase son programme : « il faut arrêter le mal en l'empêchant ; il faut l'empêcher en changeant les Juifs. ».
Le Concordat n'est pas un régime de tolérance. L'objectif de Bonaparte est d'organiser les quatre cultes selon les mêmes principes que ceux qui ont présidé à l'organisation de l'Empire.
Sa position par rapport à la religion est purement pragmatique. Il considère qu'elle est utile pour le gouvernement et l'encadrement des individus.
Il le dit explicitement lors d'une allocution devant le Conseil d'État le 16 août 1800: « Ma politique est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l'être. C'est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. C'est en me faisant catholique que j'ai gagné la guerre en Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j'ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple juif, je rétablirais le Temple de Salomon. »
« Tout ce qui tend à rendre sacré celui qui gouverne est un grand bien ».
Le Concordat nous est présenté parfois comme une tradition locale, une spécialité locale aussi sympathique que la choucroute ou la flammekueche. Le Concordat tel qu'il a été voulu par Bonaparte n'est qu'un régime de soumission. L'attachement supposé des Alsaciens à ce vestige d'avant la séparation n'est que l'histoire de la servitude consentie.
Comme je l'ai dit, la loi de 1905 est constitutive de la citoyenneté républicaine. L'article premier de la Constitution stipule « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. » En acceptant la perpétuation des régimes dérogatoires à la loi de 1905, nous fragilisons les principes républicains énoncés dans cet article premier et nous permettons d'autres transgressions au profit de territoires, comme la Corse, la Bretagne ou l'Alsace, qui souhaitent adapter la loi commune tout en restant dans la République.
La constitutionnalisation de l'alinéa premier de l'article 2 de la loi de 1905 qui établit que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » est aujourd'hui une nécessité absolue. Cette réforme de la Constitution est la meilleure façon de lutter contre tous les séparatismes et de renforcer l'égalité des droits de tous les citoyens français. Elle permettrait à chacun d'entre nous de saisir le Conseil constitutionnel pour déférer des lois passées et présentes contraires au principe de laïcité.
Il est de notre devoir de défendre et de promouvoir une laïcité politique qui lie de façon indissociable la séparation des Églises et de l'État, la liberté de conscience, l'indivisibilité de la nation française et l'exercice plein et entier de la citoyenneté.
La laïcité n'est pas un code de bonne tenue permettant à des personnes de confessions différentes de vivre ensemble sans s'entretuer, ce n'est pas une recette de cuisine avec laquelle on compose une sorte de ratatouille avec des légumes qui demandent des temps de cuisson différents. La laïcité est constitutive du projet républicain qui assure la liberté de chacun en lui donnant la possibilité de participer à l'émancipation de tous.
C'est ce contrat passé entre des individus défendant leurs libertés et la nation œuvrant au progrès social qui est attaqué de multiples parts.
Il est dénoncé comme une forme d'impiété par ceux qui placent leurs dogmes religieux au-dessus de la loi commune. Je pense aux terroristes islamistes qui tuent des enseignants parce qu'ils représentent à leurs yeux ce qu'ils haïssent le plus, la liberté de pensée, l'esprit critique et l'émancipation par la connaissance. Mais, je n'oublie pas les forces cléricales catholiques dont l'œuvre est puissamment secondée par des entreprises médiatiques au service d'une idéologie antirépublicaine. Nous les avons vus agir avec force contre la loi sur la mort volontaire.
Mais la critique de la laïcité républicaine vient aussi, de façon peut-être plus pernicieuse, de courants de pensée qui considèrent que tout projet collectif est par essence totalitaire et que seule compte la liberté sans entrave de l'individu. La rationalité sociale est alors fracturée en de multiples entités autonomes qui revendiquent leurs droits spécifiques, libérés des contraintes de l'appartenance collective. À chaque tribu son idiome et à chaque idiome son mode de pensée.
L'universalisme ne peut être que coercitif et répressif. Les Lumières sont responsables du colonialisme et la laïcité de la persécution des femmes. Le pouvoir d'émancipation de la raison est contesté au profit d'une acceptation des traditions qui serait libérateur. Comme l'écrit Habermas ce post-modernisme est un néo-conservatisme qui confond l'inachèvement du projet des Lumières et sa faillite. La revendication sociétale a remplacé le projet social et comme l'écrit Bénédicte Delorme-Montini: « on n'attend plus de la politique la réalisation d'un but transcendant, mais seulement de remplir le modeste rôle de répondre aux demandes de la société ».
Défendre la laïcité aujourd'hui c'est combattre toutes ces idéologies mortifères en redonnant tout son sens au projet républicain de l'émancipation collective et individuelle. Il nous faut réenchanter la République en lui assignant de nouveau le projet utopique d'une égalité des droits absolue et libératrice.