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Billet de blog 4 août 2023

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Les paradoxes de la gestion de l'eau

L'empreinte de l'ère anthropocène est une géologie perturbée par les activités humaines. Cette constatation concerne également la gestion de l'eau, dont la raréfaction est à attribuer à une utilisation démesurée par les activités humaines. Ce sont deux dossiers consacrés à la ressource hydrique qui paraissent simultanément en Juillet dans les revues "Télérama" et "Science et Avenir"

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S'il y a  une ressource vitale entre toutes, c'est bien l'eau : pendant des millénaires, l'Humanité s'est passée de métaux, de charbon de pétrole, d'énergie nucléaire, mais le besoin sans cesse renouvelé de cette ressource indispensable entre toutes, qui entre pour 65% dans notre composition corporelle, arrive très en retrait  dans les préocupations de nos gouvernements. Le dossier constitué par Télérama confirme, pour l'essentiel, les précisions apportées par Florence Habets (11) dans le livre "Dernières Limites" d'Audrey Boehly

Pourquoi l'eau devient une denrée rare ?

L'eau est le parent pauvre des politiques climatiques, nous dit l'hydrologue Charlène Descollonges (1). "On en parle peu alors qu'on en a besoin pour tout" : l'agriculture (57% de la consommation d'eau en France), mais aussi l'énergie et l'industrie : chaque français consomme de façon directe 150 litres d'eau par jour, mais la consommation indirecte est trente fois plus élevée : beaucoup de nos achats courants ont un coût hydrique insoupçonné.  neuf à dix fois plus élevé que notre consommation quotidienne : vêtements (un jean, 11000 litres d'eau), informatique (un smartphone, 12000 litres) ou alimentation (un kilo de boeuf, 15000 litres). En ce qui concerne l'industrie, un des articles de Télérama (3) et un encadré dans Science et Avenir (4) citent le cas de l'usine Coca-Cola de Grigny (Essonne) qui pompe dans la nappe phréatique jusqu'à 1,2 millions de mêtres cubes par an, avec la bénédiction d'une autorisation préfectorale contestée par le maire de la commune, qui voudrait reprendre la main sur l'usage de l'eau.
Charlène Descollonges (1) rappelle le plan eau révélé en 2023, qui se caractérise par des lacunes criantes, comme l'absence du sujet "centrales nucléaires", alors que le secteur de l'énergie est  très gourmand en eau. La aussi, l'hydrologue constate une politique à court terme, car, pour refroidir ses centrales, le secteur a besoin de 16 milliards de mêtres cubes d'eau prélevée dans les fleuves et rejetée après réchauffement,  non sans impact sur la vie aquatique. Mais le débit des fleuves, voué à diminuer dans les prochaines décennies, permettra-t-il toujours l'utilisation de quantités aussi importantes ?  "Pour l'agriculture, on choisit de temporiser :  "l'objectif est une baisse de 10% d'ici à 2030 alors que les assises de l'eau, quatre ans plus tôt, préconisaient le double".  C'est le paradoxe de l'eau : ce désintérêt pour une  ressource pourtant vitale, qui contraste avec la recherche effrénée de nouvelles sources d'énergie et de matières premières.

Le cycle de l'eau à l'ère anthropocène

"L'ère annoncée des inondations catastrophiques" (7) sur fond de sécheresse persistante semble tout aussi antinomique : pendant que l'Espagne et le sud de la France sont en voie de désertification sous l'effet d'une pluviométrie déficitaire (10), des inondations catastrophiques surviennent dans d'autres régions, (2019, vallée de la Roya ;  2021, Allemagne, Belgique ;  Pakistan, 2022). Ici, Charlène Descollonges  explique que la quantité d'eau déversée par les pluies reste toujours globalement la même, ce qui explique cette coexistence de sécheresses et d'inondations (1). Mais les modifications anthropo-induites ont rendu obsolète la représentation  classique du cycle de l'eau qui ne tient pas compte des prélèvements de plus en plus massifs à des fins agricoles ou industrielles(9). Le déficit de précipitations d'eau qui accompagne le réchauffement climatique, de plus en plus précoce dans l'année,  ne permet plus ni la recharge hivernale des nappes phréatiques, ni le maintien du débit des fleuves, appelé aussi à diminuer de façon persistante du fait d'un autre facteur : la fonte accélérée des glaciers. Ce sont pourtant dans les aquifères et les cours d'eau que sont prélevées des quantités toujours plus importantes d'eau, du fait d'une gestion  qui a choisi d'ignorer les données hydrologiques les plus élémentaires et ajoute à la sollicitation démesurée de la ressource : Ainsi, l'Etat français interdit les prélèvements dans les nappes phréatiques pendant l'été, mais autorise l'irrigation à partir de  bassines alimentées par le surpompage de ces nappes insuffisamment rechargées en hiver. Il y a aussi les fleuves, assèchés au profit de l'irrigation d'une agriculture industrielle (exemple du Tage en Espagne). Dans ce dernier cas, l'irrigation est synonyme d' asphyxie économique en aval des prélèvements.  Qui prétendra qu'il y a la moindre cohérence dans l'ensemble de ces mesures ?

La guerre de l'eau est déclarée

Les effets sont perceptibles sur le terrain : dans l'article du dossier de Télérama intitulé "champs de bataille" (2), un paysan du Marais Poitevin nous dit / "Il y a eu tellement de forages [qu'en 1996] le Marais Poitevin a perdu son label de parc naturel régional à cause de la réduction des zones humides". Et, au lieu d'en tirer les leçons, on construit encore des bassines, malgré les réserves des hydrologues : "Nous n'y sommes pas favorables - dit l'une d'entre elles, parce que les bassines font remonter l'eau de la profondeur de la terre où sa qualité est sauvegardée (sauf pollution par les pesticides !) à la surface où elle subit des phénomènes d'eutrophisation sous l'effet de la température (développement de cyanobactéries et d'algues vertes) et de grandes pertes par évaporation. Ce qui fait dire à Florence Habets dans un entretien accordé à Médiapart que cette eau risque de devenir inexploitable. 
Il faut ajouter que ces bassines profitent à une petite minorité d'agriculteurs, principalement ceux qui pratiquent l'agriculture industrielle . Cette ségrégation est confirmée par un agriculteur des Deux-Sèvres, qui dit avoir fait une demande de raccordement à une bassine  et n'a jamais eu de réponse : il explique ce refus implicite : "Ce n'est certainement pas rentable d'inclure une petite exploitation. comme la mienne". Un autre agriculteur précise qu'en 2022, il ne pouvait irriguer son exploitation que trois jours par semaine, alors que les champs de maïs (une céréale très gourmande en eau) de plusieurs centaines d'hectares bénéficiaient d'un accès à l'eau illimité.Comme à chaque fois qu'une ressource vient à manquer, ces discriminations sont le résultat de guerres internes dont l'enjeu est la mainmise sur la ressource par les secteurs les mieux pourvus en lobbies. Dans l'entretien cité plus haut, Florence Habets révèle ce qu'elle qualifie de "scandale" : "Il faut noter aussi que ces mégabassines bénéficient d’un important financement public. Des agriculteurs font financer par l’État une structure pour leur usage propre… Ce schéma ne pourra pas durer longtemps avec la raréfaction de la ressource". La pratique anarchique de pompages illégaux, de quotas d'eau vendus sous la table et même de bassines édifiées illégalement vient compléter le tableau : on peut considérer les bassines "officielles" de Charente Maritime dans leur ensemble comme faisant partie de cette catégorie, puisqu'elles ont été interdites à tous les niveaux d'instance par une justice qui n'a pas les moyens de faire appliquer ses décisions. Mais elles sont également le fait d'initiatives non autorisées. Ainsi, les guerres de l'eau qui s'installent (4) sont, avant toute chose, des "guerres civiles", jusqu'au jour où elles deviendront des guerres internationales pour l'accès à une ressource essentielle.

Main basse sur une ressource vitale

Le titre d'un des articles (6) parus dans "Science et Avenir" est lourd d'une signification occulte : "Quel prix donner à l'eau ?" La question recouvre une proposition de barème de prix progressifs selon laquelle les premiers litres d'eau consommée, considérés comme destinés à recouvrir les besoins essentiels, seraient facturés à un prix proche du prix coûtant, avec des paliers de prix progressifs pour la consommation dite "de confort". Pour Céline Nauges, directrice de recherche à l'INRA, il y a une idée de justice sociale selon laquelle la consommation des plus modestes sera, pour ainsi dire, subventionnée pat la contribution des plus riches. Mais il faudrait pour cela que la consommation soit calculée par tête et non par foyer. Et cette proposition d'Emmanuel Macron, qui se veut vertueuse, rate sa véritable cible puisqu'elle ne vise que l'usage domestique de l'eau, à l'exclusion des secteurs économiques (agriculture, industrie, production énergétique) qui représentent à eux seuls les trois quarts de l'eau consommée.
De plus, ce qui laisse sceptiques de nombreux experts, c'est que, si le cadre réglementaire français ne permet pas (encore) de créer un marché de l'eau, la marchandisation est déjà à l'oeuvre sur les marchés étrangers (Australie, Californie) depuis le début des années 1980, avec le postulat que "c'est la rareté qui fait la valeur de l'eau. Laquelle peut, de ce fait, être considéré comme un bien économique pouvant être divisé, approprié, marchandisé". 
Selon un encadré de cet article (le premier marché à terme de l'eau),  l'eau est devenue en Californie "un actif financier, au même titre que le blé et le maïs", avec, proposé par un opérateur de Chicago, "des contrats indexés sur l'abondance des précipitations", qui sont censés protéger les consommateurs de fluctuations trop importantes de son prix à un horizon de six mois. Mais, ne concernant que 4% des volumes d'eau, on ne peut pas dire que ces contrats rencontrent un franc succès, sans doute parce qu'ils ne permettent pas d'avoir une visibilité à plus long terme. De plus, le danger est grand qu'il se créent des bulles spéculatives autour de la ressource hydrique. Ce qui fait dire à l'économiste Olivier Petit qu'on ne peut "moralement " monnayer l'accès à une ressource aussi essentielle que l'eau. Mais entreprendre de "moraliser" les institutions capitalistes s'apparente à une tentative de convertir un vol de vautours aux cinq fruits et légumes par jour !

Maintenir - ou restaurer - la qualité de l'eau

Un autre danger menace l'accès à l'eau potable : les pollutions multiples causées par les pratiques agricoles ou industrielles (8). Au moment où le Gouvernement cherchait à mettre en place sa campagne de vaccination contre le COVID, on a senti une certaine méfiance de la part de nos conpatriotes des Antilles. En effet, avec le scandale de la Chlordécone, les ultramarins n'ont plus aucune confiance dans l'Etat qui a interdit ce produit en métropole sans étendre cette mesure à l'Outre-Mer. C'est sur le long terme que ce polluant fera des ravages, comme chez nous l'Atrazine, dont on retrouve encore la trace vingt ans  après son interdiction. 
Et il y a aussi les nouvelles molécules qui sont ajoutées aux protocoles de contrôle ou celles dont on ne connait pas encore la nocivité. Toutes ces pollutions ont un effet cumulatif, qui rendra les contrôles et l'assainissment de plus en plus onéreux. La politique d'atermoiement, qui consiste à interdire les néocotinoïdes, puis à revenir sur cette interdiction sous pression des lobbies de la bétterave sucrière, est donc elle aussi une politique de court terme qui se paiera plus tard au prix fort. 

Plus de rationalité dans la gestion de l'eau

Le bilan dressé par Audrey Boehly en préambule de son entretien avec Florence Habets (11) est terrifiant : "Au cours du 20ème siècle, les prélèvements d'eau ont augmenté deux fois plus vite que la taille de la population mondiale (source ONU). Un tiers des êtres humains n'a déjà pas accès à l'eau potable. Et d'ici à trente ans, avec l'accentuation du changement climatique, plus de la moitié de la population mondiale pourrait soufrir de pénuries d'eau".
Il convient donc de s'interroger, sans aucun parti pris (c'est à dire en s'affranchissant de la pression des lobbies) sur la pertinence des solutions  qui sont actuellement en usage. Et la solution ne peut venir que d'un changement complet de paradigme : mettre en place des solutions innovantes "pour cultiver mieux avec moins d'eau" (5), adapter les cultures à l'environnement, exfiltrer la gestion de l'eau de la sphère financière (6) pour la confier à une gestion collective où les intérêts boursiers n'auraient pas leur place, mettre en place des dispositifs de recueil de l'eau de pluie et utiliser les eaux usées pour l'irrigation (11).
Quant à la conception des mégabassines, elle répond à une rationalité hors-sol : Pour Florence Habets, construites pour répondre à un scénario des années 80, elles sont frappées d'obsolescence,  car ne prenant pas en compte le réchauffement climatique. Soutenues par le rapport plus récent écrit sur commande d'une institution qui est à la fois juge et partie, elles apportent une preuve de plus que les politiques ne savent écouter que ceux qui leur disent ce qu'ils ont envie d'entendre. Ce que demandent les associations, c'est qu'un véritable débat soit ouvert, avec des hydrologues dignes de ce nom. Mais de débats, Darmanin et sa clique ne connaissent que les coups de matraque et les dissolutions répressives. ! 

REFERENCES
Télerama :
dossier sur l'eau, pages 10-29, 19 juillet 2023
1 - L'invitée : Charlène Descollonges.
2 - Champs de bataille
3 - Le maire qui voulait sauver la nappe
Science et Avenir :
spécial eau, pages 29-67 
4 - La guerre de l'eau a commencé
5 - Des innovations pour cultiver mieux avec moins d'eau
6 - Quel prix donner à l'eau ?
7 - L'ère annoncée des inondations catastrophiques
8 - Eau potable : la menace des polluants 
9 - Voici le véritable cycle de l'eau
 
10 - Le Monde :Climat : l'Espagne menacée de désertification,
pages 6 et 7, 29 Avril 2023
11 - Florence Habets : De l'eau douce pour tous. 
in dernières limites, apprendre à vivre dans un monde fini 
d'Audrey Boehly, pages 53-66, éditions Rue de l'échiquier 2023.

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