André Barrocal : Quel type de campagne électorale présidentielle voyez-vous, pour l'heure ?
Vladimir Safatle : Nous allons avoir une campagne féroce, et également un moment très décisif pour l'histoire du Brésil. Décisif car le projet de Bolsonaro n'est pas seulement un projet réactif, il est de fait un projet de reconstruction conservatrice du pays. Et le projet lulista, en large mesure, est [aussi] un projet réactif. C'est ce qui me semble un des problèmes du moment actuel. Celui qui va définir l'agenda politique, c'est le propre gouvernement Bolsonaro. Nous verrons ce que cela va donner en 2022.
Qu'est-ce qui expliquerait la capacité, selon vous, de Bolsonaro maintenir le soutien d'environ un quart du pays ? Ce quart représente la popularité du gouvernement depuis très longtemps, maintenant, malgré la gestion [désastreuse et mortifère] fédérale de la pandémie.
Il y a plusieurs questions qui sont impliquées pour cela. La première est que Bolsonaro a réussi à construire un type d'identification idéologique très profonde avec des secteurs de la société brésilienne. Ce vote est organique. Cela veut dire que c'est un vote d'adhésion idéologique. Ceci démontre une erreur brutale et fondamentale à propos de la société brésilienne, qui a été partagée par la presse, par les milieux académiques, par les analystes qui n'ont pas compris que, de fait, il y a une partie de la société qui est clairement reliée à un programme d'extrême droite, avec des tendances explicites fascistes. Le fascisme brésilien a une histoire, il n'est pas né aujourd'hui. L'Ação Integralista Brasileira (AIB) a eu jusqu'à 1,2 million de membres dans les années trente. Je crois qu'il y a un problème avec notre déficit analytique sur le Brésil. Pourquoi avons-nous créé une illusion que le Brésil était un pays où vous n'auriez, en des circonstances données, la recrudescence d'une extrême droite configurée, forte et organique ?
La deuxième est qu'il existe la limitation de la capacité de projection, propre à l'opposition. Qu'est-ce que l'opposition a à proposer ? Ce que l'opposition a à proposer, maintenant, avec un certain retour de Lula dans la sphère politique, est beaucoup plus une réaction à ce qui est en train de se produire actuellement que, réellement, un type de projet. Il n'y a rien de projet révolutionnaire de la transformation structurelle de la société brésilienne, une révolution effective de la structure politique, sociale et économique du Brésil. Il n'y a rien de tout cela.
Vous avez donc un certain vide, et Bolsonaro gagne un certain souffle à partir de cela. Et si vous rassemblez ces deux élements, vous avez une configuration encore plus compliquée, auxquels vous rajoutez la capacité de Bolsonaro de réussir à articuler certains secteurs de la société, les forces armées, certains secteurs de la presse, l'agronégoce, l'horizon conservateur de certaines églises [évangéliques]. Tout cela donne à Bolsonaro une dynamique. Mais si cela est suffisant pour lui donner du souffle pour un second mandat, c'est une toute autre question.
Le fascisme des années trente continue-t-il d'être enraciné dans la société brésilienne actuelle ?
Bolsonaro est récidiviste de l'utilisation de ce fascisme. Bolsonaro peut disparaître, perdre l'élection, mais cet horizon conservateur de l'extrême droite ne disparaîtra pas avec lui.
Que pouvez-vous dire de ce modèle d'individualisme, de violence, de sauvagerie, du Brésilien qui se reflète dans ce mouvement politique bolsonarista ?
Pour qu'un projet comme celui de Bolsonaro soit effectif, il est nécessaire que circule un type d'affect social dans la société, que cet affect soit l'indifférence. Cet affect est fondamental car le projet bolsonarista est une figure de l'ajustement neolibéral. Car il est toujours bon de rappeler que le néolibéralisme n'est pas né dans l'Angleterre de Thatcher, dans l'Amérique de Reagan, mais dans le Chili de Pinochet. Il naît comme projet dictatorial. Ce projet ils le reprennent au Brésil, qui devient un laboratoire du projet neolibéral autoritaire. Ce projet a une condition psycho-sociale : que l'affect qui organise la vie sociale ne peut être la solidarité. Car la solidarité est l'exigence d'un certain type de partage, de corps social, de cohésion sociale en situations de risques. Il est nécessaire pour ce projet neoliberal autoritaire que cet affect soit l'indifférence. Indifférence qui a été observée pendant la pandémie. Quasiment sept cent mille morts officiels et aucun moment de deuil. Il n'y pas eu une minute de deuil. Un moment où le pays s'est arrêté, pour éprouver sa douleur, pour que cela ne se reproduise plus jamais. Au contraire, il y a eu tout un processus pédagogique d'indifférence ("cela fait partie de la vie, etc.), de dire qu'il n'y pas de raison de pleurer pour cela.
Ceci n'est pas le caractère de l'individu Bolsonaro, ce serait trop facile, c'est la caractéristique d'un projet socio-économique. C'est la condition pour que ce projet socio-économique se réalise. Ce n'est pas Jair Bolsonaro qui est quelqu'un qui montre une indifférence brutale, c'est la fédération des industries de l'Etat de São Paulo (FIESP), c'est la fédération brésilienne des banques (FEBRABAN), c'est la banque Bradesco, c'est la banque Itaú, qui montrent une indifférence brutale, ce sont eux les acteurs fondamentaux de la structure socio-économique du Brésil, qui soutiennent ce projet.
Bolsonaro n'existe pas sans eux. Il n'est que l'élément inducteur du processus d'identification populaire. Ceux qui soutiennent ce projet sont les technocrates de l'avenue Brigadeiro Faria Lima à São Paulo. Ce devrait être à eux que devrait être présentée la facture de tout cela. J'insiste sur cela, car cela signifie, entre autres choses, à partir du moment que vous constituez la société de cette manière, vous pouvez faire que le comportement des Brésiliens ces dernières années, même un comportement suicidaire, qui permet que le risque de mort, augmente exponentiellement, pour la totalité de la population, car toutes les classes sociales ont eu une augmentation de risque face à la mort, et un risque qui est célébré.
Est-il possible que la gauche brésilienne ait un projet révolutionnaire, et gagne l'élection de 2022, malgré l'élite esclavagiste ?
Dans le cas de cette élection, la gauche a fait un choix, clair. Le choix n'a pas été celui-là. Il n'y pas eu le moindre processus au travers duquel la gauche brésilienne ait fait une autocritique sur ses années au pouvoir, ait pensé à un autre projet, ait pensé à l'épuisement de ce projet dont elle a été responsable, ait pensé aux contradictions immanentes de ce projet comme dépassées. Rien de tout cela. Absolument rien de tout ceci. Elle a assumé un autre rôle. Le rôle d'organiser un grand front contre le bolsonarismo. Ce qui est une stratégie que nous avons déjà vu, en opération, dans d'autres pays. Par exemple, la stratégie italienne durant la confrontation avec Berlusconi. La gauche a choisi là de diminuer ses expectatives. Est venu un moment qu'elle a disparu, complètement. Elle n'existe d'ailleurs plus. J'ai peur que cela se produise au Brésil. C'est un scénario possible. La force institutionnelle, en ce moment, est avec l'extrême droite.
Il n'existe pas de force institutionnelle brésilienne avec la gauche. Au contraire, la gauche brésilienne est légaliste, elle tient le rôle de la légalité, le rôle de l'ordre, le rôle de la structure des institutions. La gauche n'a pas de projet de transformation constitutionnelle du Brésil. Cela n'existe pas. Cela ne fait pas partie de son programme et de son agenda. Que va-t-il se produire ? D'une certaine manière, la gauche brésilienne va se disssoudre en tant que projet effectif. Elle va tenter de s'adapter à un horizon de capitalisme à visage humain, qui est une chose, malheureusement, impossible à accomplir. Elle va se rendre compte, de manière dramatique, qu'elle ne va pas pouvoir avoir ce rôle.
Comment une gauche radicale pourrait s'imposer au Brésil ?
C'est une bonne question. Le problème, dans la présupposition de cette question, est qu'elle n'a pas de déficit de révoltes, d'insurrections dans la société brésilienne. Car cela n'existe pas. Car le Brésil est un pays d'insurrection permanente.
Ce que vous avez, c'est le statut de la gauche. Elle est caractérisée par des individus de la classe moyenne, de la classe moyenne haute, qui a une caractéristique institutionnelle, et elle ne gère pas ce processus de radicalité. Le problème n'est pas parmi la base, le problème est au sommet. Vous n'avez pas une couche de dirigeants qui a cette clarté de vision de connaître son effective fonction. Et ce stratum va créer l'illusion que le Brésil est un pays qui n'a pas la force, la force populaire, pour faire cela. Lors des trois dernières années, vous avez eu des manifestations populaires à tout moment. Le Brésil, depuis 2013, est dans la rue. Mais ce qui se produit, avec ce peuple dans la rue, est intéressant : en 2021, il y a eu beaucoup de manifestations, mais qui ont été bloquées. Pourquoi ? Car les secteurs orientateurs de la gauche ont saboté ces manifestations.
Ce n'était pas de cette manière, pour ces secteurs dirigeants, que le futur devait être construit. Car la gauche voulait consolider un grand pacte commun, et ces manifestations n'auraient pas pu être poursuivies au nom d'un unique projet. Le projet ne pouvait être d'une société paralysée. La société brésilienne n'a jamais été apathique. Ce qui se passe, c'est que les forces d'insurrection ne sont pas incorporées par les secteurs les plus organisés de la gauche brésilienne.
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