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Avoir une alliance avec un vice-président comme Geraldo Alckmin, cela ne sera-t-il pas un suicide économique et politique pour les gauches ? Serons-nous alors à peu de distance de voir le néolibéralisme réassumer la marche du pays ou bien non ?
Du point de vue électoral, du point de vue strictement électoral, l'alliance se justifie, elle est compréhensive. Car Lula se blinde, ainsi, avec une réaction de certains secteurs de la droite nationale, il donne une garantie très claire - car Alckmin n'est pas un Michel Temer, un José Alencar - à la droite car Alckmin est un acteur fondamental du pacte conservateur national, il est le représentant majeur d'une certaine continuité à São Paulo, depuis environ cinquante ans, et avec Alckmin, Lula fait un pacte très clair. Alckmin est un grand négociateur de ce parti conservateur national, le PSDB. Mais j'ai bien peur que cette alliance va consister en des arrangements symboliques. En fait, il va laisser passer une ou deux trois questions politiques sensibles, et puis tout continuera comme avant. De fait, il va y avoir un blocage, comme jamais il n'y en a eu par le passé. Et pour la réforme du travail votée sous la présidence Bolsonaro, par exemple, elle sera préservée dans ses grandes lignes, malheureusement.
Politiquement, cette alliance est catastrophique. Ce sont des paradoxes. Car j'ai peur que cela soit le dernier chapitre de la capitulation de la gauche nationale. Au sens que la gauche nationale perde complètement sa capacité de propositions. Tout va être organisé, via le gouvernement fédéral, où ce dernier va imposer un horizon clairement très délimité.
Est-ce possible au Brésil d'avoir un projet plus profondément de gauche ? Comment serait-ce possible ?
Ce serait via la mobilisation de toutes les résistances qui existent par le pays. Mais à quel prix se mobilisent ces résistances ? Si vous commencez d'ouvrir des négociations avec ces poches de résistances, ces dernières ne s'arrêteront pas. Elle ne font qu'avancer. Mais la logique brésilienne est tout autre. Elle fait pencher la balance au centre, et jamais à gauche. Dans ce cas, les résistants se radicalisent encore plus, vers la gauche.
Le grand problème sous ce gouvernement Bolsonaro, c'est qu'il n'y a pas eu de forces d'opposition organisées. Bolsonaro a fait voter la réforme des retraites, et il n'y a pas eu une seule manifestation effective. Pour la réforme du droit du travail, il n'y a pas eu de grève, il n'y a rien eu. Rien. C'est cela le problème. La droite brésilienne sait quel est son rôle et le fait très bien. La gauche brésilienne, elle, ne sait pas ce qu'est son rôle et ce qu'elle fait, elle le fait mal.
La gauche, au moins celle qui est représentée par le PT, continue d'être vue comme un extrêmisme.
La gauche nationale a joué le jeu de la rationalité, de la défense de la constitution, de la capacité de négocier, et même ainsi elle est appelée extrêmiste. Car pour l'autre côté, le gouvernement militaire de Bolsonaro, quel que soit le mouvement politique qui se produit hors de son cercle est appelé extrême. Ceci est une logique qui a son origine dans l'époque coloniale. Le gouvernement et ses alliés ont besoin de préserver un processus de pillage, un processus d'oppression, un processus de contrôle et de concentration de la société brésilienne, qui est opposé diamètralement à la moindre des choses que la gauche représente. Quelque tentative que ce soit de négocier avec ce gouvernement est préserver ces processus. Ce qui s'est effectivement produit. La gauche s'est montrée fragile, profondément lente. Ce n'est pas possible que la gauche ait la forçe de regarder ses résultats, aux premiers moments du gouvernement, et faire une autocritique, et dire : qu'est-ce que nous voulons, effectivement ?
Pour changer vraiment la donne, la révision de la Constitution et la révision de l'amnistie, installée après la dictature militaire, doivent être faites. La loi de l'amnistie, le 22 août 1979, a représenté une auto-amnistie. La loi d'amnistie n'a jamais été un pacte national. Ceci a été un mensonge. Il suffit de regarder les votes d'alors. 206 des députés ont voté pour la loi d'amnistie, 201 députés qui ont voté contre la loi d'amnistie, et les 206 [soit 50,61% des votes] étaient tous d'un seul parti, l'Arena [parti des militaires qui occupent le pouvoir de 1964 à 1985 et l'une des deux seules formations politiques autorisées durant cette période. Il cesse ses activités en 1985]. Ceci, au Brésil, prend le nom d'"accord" !
Comment serait-il possible de se délivrer des militaires ?
7.000 militaires dans le premier cercle et dans le second cercle du gouvernement ne vont pas partir d'un claquement de doigts. Plusieurs militaires de haut rang du gouvernement Bolsonaro ont fait partie de la mission brésilienne en Haïti (2004/2017). Cela a été un des moments les plus dégradants de l'histoire brésilienne. Tenir ce rôle, ce rôle de servilité internationale absolue, ce rôle d'envahisseur d'un pays qui a déjà un historique d'invasions absolument indescriptible en Amérique latine. Le Brésil a tenu ce rôle pour permettre à des militaires, tous de tendance fasciste - tous aujourd'hui dans l'axe central et occupant les premiers postes dans le gouvernement Bolsonaro -, de prendre du poids à l'intérieur même des forces armées.
Cela a été une erreur de la gauche, mais ce n'est pas possible, ce n'est pas normal de répéter cette erreur grave. Mais au Brésil, cela ne se produit jamais, de s'arrêter et de penser à ses erreurs.
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Rappel :
Vladimir Safatle : « La gauche brésilienne ne sait pas quel est son rôle » (1/3)
Vladimir Safatle : « La gauche brésilienne ne sait pas quel est son rôle » (3/3)