Monsieur G vit dans un EHPAD de la région parisienne depuis trois mois. Sa femme Madame G vient lui rendre visite tous les jours ou presque. Le 6 mars, elle reçoit un courrier de l’EHPAD informant les proches que les résidents n’auront droit qu’à une visite par semaine. Le 11 mars, elle apprend que le gouvernement a décidé l’interdiction totale des visites dans les EHPAD. Très inquiète, elle comprend néanmoins ces décisions. Suivent 5 jours pendant lesquels Madame G et sa fille tentent plusieurs fois par jour, en vain, de parler à leur mari et père. Chaque fois le standard de l’EHPAD répond mais, à l’étage où se trouve Monsieur G, le poste des infirmiers ne répond pas. Avec les jours le sentiment d’impuissance s’est joint à l’angoisse. Madame G parvient néanmoins à obtenir quelques nouvelles en appelant sur son portable une aide-soignante qui s’occupe régulièrement de son mari et avec laquelle elle a lié sympathie. Le 16 mars toutefois, Madame G apprend que cette même aide-soignante est atteinte du coronavirus et qu’elle est astreinte au confinement. Le 17 mars, un médecin l’appelle pour l’informer que son mari a de la température et qu’on craint le pire. Pas de réponse le 18 mars malgré des appels répétés. Le 19 mars, le diagnostic est confirmé : Monsieur G est atteint du coronavirus, toujours fiévreux, et éprouve des difficultés à respirer. Pendant les 5 jours qui suivent, Madame G ne reçoit aucune nouvelle. Elle appelle pourtant dix, vingt fois par jour, relayée parfois par sa fille, mais à chaque fois, l’étage ne répond pas. Le 24 mars, Madame G reçoit un appel d’un médecin qui l’informe que l’état de son mari s’est dégradé : désormais sous oxygène, sous antibiotique et sous perfusion, il est très fatigué. Le 25 mars, Madame G décide d’écrire, aidée de sa fille, un mail à la Direction de l’EHPAD : « J’essaie en vain depuis une semaine d’avoir des nouvelles mais toutes les lignes sont saturées et ou ne répondent pas. Imaginez l’angoisse des familles. (…) Mon mari ne peut se servir du téléphone, ni bénéficier de la mise en place de skype, étant malvoyant et sourd. Je sais que toutes les équipes sont débordées et que vous faites le maximum. » La Directrice adjointe de l’EHPAD appelle alors Madame G le jour même et s’engage à lui donner personnellement des nouvelles tous les jours. Comprenant qu’elle risque grandement de ne plus revoir son mari vivant, ni même de le voir mort, Madame G et sa fille lui demandent instamment de faire en sorte que Monsieur G puisse entendre leurs voix au téléphone pour reprendre de la force. Elles y parviennent le 27 mars par l’entremise d’une ergothérapeute présente dans le service et missionnée par cette même Directrice adjointe. À 17h30, Madame G et sa fille parlent à Monsieur G. À 17h50, Monsieur G meurt.
On aura peine à croire une telle histoire. Ou plus exactement : on aurait eu peine à croire cette histoire avant cette expérience collective que nous traversons et qui nous a peut-être habitués à ce que de telles situations se produisent. Cela s’est pourtant passé. Il ne s’agit pas d’en tirer des conclusions générales valant pour tous les EHPAD, ni de mettre en cause la bonne volonté des professionnels, mais de reconnaître simplement que cette histoire a été possible ; et d’admettre, à moins de penser qu’un faisceau de facteurs défavorables aient été très fortuitement réunis, que si elle a été possible ici, elle l’a été et le sera ailleurs.
À notre sens, cette histoire nous fait voir ce qu’est le sentiment de subir une injustice. Dans cette attente interminable qui lui est imposée, Madame G comprend brutalement que l’institution à laquelle elle a confié son mari a le pouvoir de briser les liens qui l’unissent à lui et lui donnent des raisons de vivre. C’est donc son existence même qu’elle sent menacée et qu’elle cherchera à défendre contre cette attaque pendant les 21 jours qui ont suivi les restrictions de visite dans cet EHPAD. Par ses appels répétés, elle lutte moins pour être reconnue[1] que pour exister et continuer de vivre.
Mais à travers cette lutte pour l’existence, c’est une certaine normalité, un certain ordre des choses que Madame G doit défendre contre un ordre des choses qui lui est imposé. Le sentiment d’injustice est précisément celui d’un écart intolérable entre ces deux ordres. Or pour défendre cet ordre menacé, et avec lui sa propre existence, Madame G se trouve, comme dans un tribunal, dans l’obligation de témoigner. Elle doit faire savoir à ceux qui l’ont manifestement oublié qu’on parle ici de son mari et non seulement d’un résident grabataire, comme il en existe de nombreux autres dans le service.
Elle doit aussi se défendre contre deux arguments implicites qui semblent accompagner et surtout justifier, c’est-à-dire rendre juste, ce violent silence. Le premier lui est opposé aussi bien par sa conscience coupable que par une voix ordinaire qu’elle entend bruisser : en lui cherchant une place dans cet établissement trois mois plus tôt, Madame G aurait dû savoir au fond à quoi s’attendre.
L’autre argument silencieux est plus pernicieux encore : dans l’urgence de la crise, l’information des familles ne serait pas prioritaire. Elle reconnaît peut-être là l’argument du moindre mal selon lequel « nous faisons ce que nous pouvons », « à l’impossible nul n’est tenu » ou encore « si nous ne vous répondons pas, c’est pour sauver des vies ». Mais précisément, cet argument du moindre mal, d’ordinaire accepté, révèle ici son caractère scandaleusement fallacieux. À ce propos, Hannah Arendt écrit ceci[2] : « Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. » Arendt dénonce ici l’habituation progressive au mal qui, de moindre mal en moindre mal, nous dirige lentement mais sûrement vers le pire.
Dans la situation que vivent Madame, Monsieur G et leur fille, on ne peut invoquer l’argument du moindre mal sans poser tout de suite après une question essentielle : pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi en sommes-nous arrivés au point où nous ne pouvons pas satisfaire les obligations les plus élémentaires ? On entend qu’il y ait dans le service des défections, et dans le même temps plus de soins à effectuer[3]. Mais pourquoi les soignants n’ont-ils pas été protégés, pour eux-mêmes et pour les résidents ? Pourquoi les visites extérieures ont-elles été brutalement interdites, excluant toute possibilité d’appeler en renfort des volontaires, proches de résidents, auxiliaires de vie ou bénévoles associatifs ?[4]
Il n’est sans doute pas simple de répondre à ces questions. L’histoire qu’a vécue la famille G s’explique par divers facteurs en même temps qu’elle met en jeu les responsabilités d’une pluralité d’acteurs, au moins celles des directions d’EHPAD et des décideurs politiques, peut-être aussi les nôtres, citoyens, qui, trop habitués au moindre mal, « ont vite oublié qu’ils ont choisi le mal ». Une chose est sûre cependant : leur situation est injuste. Elle est injuste en ce qu’elle révèle des dysfonctionnements majeurs de certains EHPAD, dysfonctionnements qui se sont si bien cachés dans nos habitudes mentales et dans les pratiques courantes que nous les avons oubliés.
Il se trouve en effet que dans ce même EHPAD de la région parisienne où Monsieur G a fini les trois derniers mois de sa vie, des horaires de visites (entre 14h et 18h) ont été instaurés du jour au lendemain en mai 2016, dans l’indifférence stupéfiante des représentants des familles de résidents (Conseil de la Vie Sociale). Dans ce lieu pourtant juridiquement qualifié de « lieu de vie », on privait alors les résidents du droit d’inviter qui ils voulaient quand ils le souhaitaient. Le motif invoqué était encore, mais cette fois dans le contexte de la lutte anti-terroriste, la sécurité des résidents ; mais la vérité était sans doute qu’on n’a pas jugé les vies des résidents suffisamment importantes pour investir dans un service de sécurité permanent. Le mouvement progressif de fermeture, voire de « pénitentiarisation » de l’EHPAD en question était donc en marche bien avant la crise sanitaire. Comme l’écrit bien Hervé Joly, enfant de résident dans un autre EHPAD : « on voit bien comment en temps normal les visites sont parfois perçues comme une perturbation par l’équipe soignante (…). D’une certaine manière, fermer les EHPAD rend les choses plus simples. »[5]
Alors qu’on se réjouit de voir éclore partout sur le territoire des mouvements de solidarité, il ne faudrait pas omettre de voir les injustices que cette crise révèle. Non pas seulement donc « les inégalités » que la crise « accroît », selon les mots du Président de la République dans son discours du 15 avril ; mais bien les injustices que cette crise révèle.
[1] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2013 (1992 pour la première édition allemande).
[2] H. Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatoriale » dans Responsabilité et jugement, Paris, Payot & Rivages, 2009 (1964 pour la première version de l’article).
[3] Pour une analyse des difficultés de terrain rencontrées par les professionnels travaillant en EHPAD, on peut se référer à l’enquête nationale de l’Observatoire Covid-19, éthique et société (coord. F. Gzil, A.-C. Clause-Verdreau, E. Hirsch), « Grand âge et maladies neuro-évolutives, EHPAD et domicile », 26 mars 2020, Espace éthique de la région Ile-de-France, consultable sur : espace-ethique.org
[4] Voir P.-L. Weil-Dubuc, « Avec l’interdiction des visites dans les EHPAD, les seniors seront coupés du monde », 14 mars 2020, www.lemonde.fr.
[5] Hervé Joly, « Interdiction des visites dans les EHPAD : ce qui est perdu, ils ne le retrouveront pas », publié le 20 avril 2020, consultable sur le site espace-ethique.org
Paul-Loup Weil-Dubuc est Responsable du Pôle Recherche de l'Espace éthique Ile-de-France et Chercheur en philosophie (CESP/Inserm/Université Paris-Saclay).