L’entretien avec la secrétaire d'Etat à l'Enseignement Supérieur et à la Recherche, Geneviève Fioraso, publié le 24 février 2015 dans la rubrique "Idée" de Télérama.fr (lien en bas de page), illustre bien comment le ministère de la recherche (puis secrétariat d’état) est géré depuis 2012. En premier lieu, ce qui ressort de cet entretien, comme de la « politique » de G. Fioraso, c’est un désintéressement teinté d’une pointe de mépris de la secrétaire d’état pour les acteurs de la recherche publique. Selon elle, il n’y a pas de raison objective aux mouvements protestataires venant pourtant de l’ensemble de la profession (collectifs de précaires, associations scientifiques, syndicats, CPU, CoNRS, etc.), et ces manifestations ne sont que l’expression de la nature « râleuse » du français moyen. Grande dame, elle a toutefois la noblesse de laisser les acteurs de la recherche vociférer ; il est normal que ces chercheurs, très politisés, puissent s’exprimer.
Ce qui frappe ensuite dans cet entretien, c’est le profond déni de G. Fioraso de la réalité de la recherche publique française. Rien d’étonnant à cela de la part d’une secrétaire d’état qui s’invente des diplômes ; toutefois, pour les acteurs de la recherche qui souffrent de leurs conditions de travail, la pilule est difficile à avaler. Aussi, quelques petites rectifications s’imposent. G. Fioraso dit :
- "Les budgets n’ont pas baissé": La réponse à cette ineptie récurrente est simple : la stratégie de Lisbonne élaborée lors du Conseil Européen de mars 2000 engage les pays membres de l’UE à dépenser 3% de leur PIB dans le domaine de la recherche et du développement, public et privé. Dans les faits, si l’Allemagne par exemple respecte cet accord, moins de 2,3% du PIB sont réellement investis dans la R&D en France. Le trou dans le budget de la recherche française se compte donc en milliards.
De plus, depuis l’avènement du financement de la recherche sur projet, l’efficacité de l’utilisation du budget de la recherche publique s’est nettement dégradée. La raison de cette inefficacité grandissante est la multiplication des contrôles et évaluations internes de toutes natures. Par exemple, sur les 600 millions d’euros alloués à l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR), seulement 400 sont reversés aux laboratoires. 200 millions d’euros, c’est le coût que représente l’évaluation des projets (pourtant déjà évalués en interne), sachant qu’au terme de ces évaluations, seulement 8% des projets sont financés. Ce coût n’inclut pas les salaires des 92% de chercheurs qui ont passé 1 mois à écrire un projet de recherche pour rien. Tout cet argent dépensé pour l’évaluation des projets ampute encore le budget utilisé pour faire concrètement de la recherche. Toujours plus de bureaucratie et de moins en moins de confiance dans ses chercheurs conduisent le ministère de la recherche à un très mauvais management, se traduisant notamment par un gâchis considérable d’argent public. Le documentaire sur le « bonheur au travail » (diffusé sur Arte le 24 février 2015) illustre parfaitement comment des erreurs de management peuvent engendrer des coûts énormes. Une recherche efficace ne pourra se faire sans une totale confiance du ministère en ses chercheurs.
- "Il n’y a que 3000 personnes dans la rue" : Sciences en marche a mobilisé des milliers d’acteurs de la recherche partout en France, et a mené une traversée de la France à vélo qui s’est soldée par une manifestation à Paris le 17 octobre regroupant entre 8000 et 10 000 personnes. Etant donné la pression compétitive à laquelle sont soumis les chercheurs, peu d’entre eux se déplacent aux manifestations de peur de compromettre leur recherche. Ainsi, les 8 à 10 000 « râleurs » ne sont qu’une petite fraction de l’ensemble des mécontents.
- "Les chercheurs sont des râleurs, amateur du « bashing »" : il est absolument indigne de la part d’un membre du gouvernement de caricaturer ainsi les protestations de milliers de fonctionnaires et les agents contractuels. Tout a été tenté par les acteurs de la recherche pour informer G. Fioraso des problèmes dramatiques et récurrents de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le mépris académique qui écrase la vie des vacataires de l’université et des contractuels des laboratoires, l’absurdité bureaucratique des financements, le gâchis des ressources publiques en objectifs vains, le délabrement des infrastructures (http://universiteenruines.tumblr.com/), la pression à la publication qui gangrène la science internationale, sont vécus par les acteurs de la recherche comme une profonde violence, à laquelle G. Fioraso reste sourde. Cette inaction est aussi dévastatrice qu’irresponsable.
- "Les jeunes sont aussi passionnés et compétents que leurs aînés" : pourtant, les conditions de travail dans la recherche publique se dégradent inéluctablement. Les statutaires sont souvent très mal payés et les chercheurs ensevelis par de la bureaucratie inutile. Le ministère de la recherche multiplie son recours à l’emploi précaire en offrant aux jeunes de moins en moins de postes statutaires et de plus en plus de CDD. Le personnel est devenu une variable d’ajustement, qui va et vient au grès des financements, sur des contrats souvent très courts et n’excédant jamais 3 ans. Les laboratoires passent leurs temps à recruter, former, virer, puis à recruter de nouveau… Ce système casse la recherche ainsi que l’enseignement supérieur dispensé dans nos universités. Et ce sont bien ces conditions dégradées de travail et d’enseignement qui poussent les étudiants à se détourner des carrières scientifiques.
Ainsi, si nous protestons depuis des années, ce n’est pas par goût du bashing, mais bel et bien parce que le maigre budget attribué aux laboratoires et le financement sur projet, ont des conséquences catastrophiques sur nos métiers et sur l’avenir de la recherche. Ce système imposé par les gouvernements précédents puis maintenu et célébré par l’actuel (le changement c’est pour quand ?), ne correspond en rien aux attentes des chercheurs, qui pensent humblement savoir mieux comment financer la recherche qu’une poignée de technocrates parachutés, ne comprenant absolument rien aux processus de recherche. Comment peuvent-ils prétendre pouvoir mieux organiser et orienter la recherche que ceux qui la font au quotidien? De quelle compétences particulières disposent-ils dont ne disposeraient pas les universitaires? Où est la démocratie quand une poignée d’oligarques décident du mode de financement de la recherche, au mépris de ce que l’ensemble d’une communauté peut dire, vivre ou penser ? Ce type de gouvernance d’un autre âge conduit la recherche française au déclin, et réduit de fait nos perspectives d’innovation future, qui auraient dues être nos ressources de demain. Ce n’est pas dans ces conditions que la France pourra remplir ses objectifs affichés par la communication officielle du gouvernement, d’avoir la place de « producteurs de connaissance » dans cette économie mondialisée.
Lien vers l'entretien de G. Fioraso à télérama.fr - http://www.telerama.fr/idees/la-france-doit-rester-dans-les-cinq-premieres-puissances-mondiales-de-la-recherche-genevieve-fioraso,123128.php