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Billet de blog 12 septembre 2022

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Mirbeau et la culture de l’inceste (1)

Le viol incestueux n’est que le passage à l’acte d’une tendance profondément ancrée dans notre culture patriarcale. Une même logique sous diverses facettes. (Texte de Pierre Michel, président de l’association internationale des Amis d’Octave Mirbeau, avec son aimable autorisation.)

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En septembre 2022 est sorti un gros volume collectif provocatoirement intitulé “Culture de l’inceste”. Pour la cinéaste Iris Brey et ses collaboratrices, il s’agit en effet, dans la continuité de ce que des féministes ont appelé la « culture du viol », de révéler la face cachée du patriarcat et de la domination des mâles, qui s’approprient la chair fraîche mise à leur disposition, qu’il s’agisse des femmes ou des enfants. Autrement dit, au lieu de n’y voir qu’une regrettable exception à la règle, sans véritable importance pour ceux et celles qui n’en sont pas directement les victimes — dont la voix, jusqu’à aujourd’hui, n’était jamais entendue —, il s’agit de montrer que cette appropriation du corps des enfants, malgré l’interdit légal, social et moral, et malgré le déni que constitue la prétendue « prohibition de l’inceste » généralisée par Lévi-Strauss, est un aspect particulier d’une appropriation générale du corps des dominés par les dominants. Le viol incestueux n’est qu’un passage à l’acte, beaucoup plus fréquent qu’on n’a tendance à l’imaginer, d’une tendance profondément ancrée dans notre culture patriarcale, où se conjuguent divers types de domination, en fonction de la classe, du genre, de la race et de l’âge. Les facettes en sont diverses, mais la logique est la même.

C’est vrai, au premier chef, au sein de la famille, où des pères, beaux-pères, oncles, cousins, voire grands-pères ou grands frères, abusent de leurs pouvoirs et de l’autorité conférée par l’âge sur des enfants sans défense : les victimes seraient de l’ordre de 10 % des enfants des deux sexes. Mais le phénomène se retrouve aussi dans toutes les institutions où des adultes exercent une autorité sur des mineurs soumis à leur pouvoir. Pour peu que la religion s’en mêle et que les violeurs se servent du caractère prétendument sacré de leur fonction et de leur habit pour assurer leur emprise sur leurs proies, l’impunité leur est garantie. C’est le cas, bien sûr, pour la pédocriminalité en soutane, qui a fait tant de victimes depuis des siècles : l’an dernier, leur nombre a été estimé à 330 000 par le rapport Sauvé rien que pour la France du dernier demi-siècle. Mais l’Église romaine n’est pas seule en cause : c’est vrai aussi, bien sûr, dans quantité de sectes, où le gourou s’approprie bien souvent le corps de ses fidèles et de leur progéniture. C’est vrai aussi pour les autres religions, et même pour le bouddhisme, comme l’a révélé le documentaire d’Élodie Emery et Wandrille Lanos qui va être diffusé sur Arte demain; 13 septembre 2022, et intitulé “La Loi du silence” : le respecté dalaï-lama a obéi lui aussi à cette « loi du silence », à l’instar de vulgaires papes tels que Wojtyla, Ratzinger ou Bergoglio… Dans tous les cas règne l’omertà propre à toutes les mafias…

On sait que Mirbeau a fait de cette tragédie le sujet de son bouleversant roman autobiographique “Sébastien Roch” (1890), qu’il a situé dans le collège des jésuites de Vannes où il a connu quatre années d’« enfer », avant d’en être chassé dans des conditions particulièrement suspectes, sur lesquelles le roman apporte un éclairage décisif..

Pour le pauvre et innocent Sébastien, au nom prédestiné, il s’agit bel et bien d’un viol par inceste, car son prédateur, « le père de Kern », est triplement un substitut du père, en tant que prêtre, qu’enseignant et qu’autorité morale à laquelle le père biologique, Roch, a confié son fils. Dans ce qu’il considère comme « le meurtre d’une âme d’enfant », Mirbeau nous montre que toute l’institution fait corps avec le prédateur en série, car, même si des prêtres sont individuellement scandalisés, à l’instar du « père » de Marel, il leur est impossible de mettre en cause et en danger l’institution dont ils sont des rouages, de sorte que, par leur silence, ils deviennent complices des violeurs, et sont de fait coupables de non assistance à mineurs en danger.

Quant à la société civile, qu’il s’agisse de celle du Second Empire ou celle de la Cinquième « République », elle laisse faire et refuse d‘écouter les victimes « incestuées », ce qui est d’autant plus facile que la plupart d’entre elles se réfugient dans le silence : soit parce qu’elles subissent une amnésie traumatique (1) ou sont incapables de mettre des mots sur les maux ; soit parce qu’elles savent pertinemment qu’on ne les entendra pas ; soit encore parce qu’elles veulent à tout prix éviter l’éclatement de la structure à laquelle elles sont malgré tout attachées, qu’il s’agisse de la famille ou de l’Église. Sans parler de celles qui finissent par se donner la mort, ou qui, comme Sébastien, se laissent tuer pour ne pas avoir à tuer, au cours de la guerre de 1870. Et quand ces enfants manifestent des dispositions potentiellement intéressantes, comme le petit Sébastien Roch, ce sont autant de « Mozart qu’on assassine ». (à suivre)

1. C’est le cas, par exemple, de Patrick Goujon, jadis violé par un prêtre, et auteur d’un édifiant récit qui vient de paraître, “Prière de ne pas abuser”. Il l’explique ainsi, dans “Ouest-France” du 12 septembre : « Lors de l’agression, l’émotion trop violente est interceptée, écrit-il. Au moment où elle heurte, elle est aussitôt soustraite, sans qu’elle ait eu le temps d’être sentie. C’est l’œuvre de quelque puissance de la psyché qui fait écran. Mais la victime n’en est pas quitte pour autant. C’est là son piège : ce qui la protège sur le coup fait surgir ce qui la mettra à la peine, pendant vingt, trente, quarante ans. La victime ne pourra en soupçonner l’origine : elle a été dissimulée afin que l’enfant puisse grandir. »

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