La Cour européenne des droits de l'homme condamne la France à verser 2,75 millions d'euros à un enfant naturel dans l'impossibilité de faire reconnaître sa filiation par la justice.

Christian Pascaud se bat devant les tribunaux depuis plus de douze ans pour que soit reconnue sa filiation.
Deux décisions rendues en 2004 et en 2006 par le tribunal de grande instance de Libourne et la cour d'appel de Bordeaux valent aujourd'hui à la France d'être clouée au pilori par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt prononcé le 8 novembre, les magistrats européens ont donné trois mois à l'État pour verser à Christian Pascaud, un assureur de Saint-émilion, 2,75 millions d'euros. Cette somme, destinée à réparer le préjudice occasionné pour la violation du droit au respect de sa vie privée et familiale, correspond peu ou prou à la part d'héritage passée sous le nez de ce commerçant aujourd'hui âgé de 52 ans. Il n'a jamais pu obtenir de la justice française qu'elle reconnaisse sa filiation biologique.
Annonce publique
En 1998, sur les conseils de l'un de ses amis, un parlementaire suisse, William Arreaud, un viticulteur à la retraite de Saint-Christophe-des-Bardes, abandonne son patrimoine à la commune de Saint-Emilion. Lourdement handicapé à la suite d'une paralysie, ce vieux garçon se défait de ses biens contre la promesse d'une aide de la municipalité pour accompagner la fin de sa vie. La ville hérite d'une petite pépite, le château Badette, un domaine de 8 hectares classé Saint-Émilion grand cru. Le maire, Jacques Goudineau, rend public le legs au mois de septembre, lors de La Nuit du patrimoine, l'un des événements les plus courus de la cité médiévale.
Présent dans la foule, Christian Pascaud vacille. « Il parlait d'un homme sans enfants. Il y a eu comme un brouhaha autour de moi. Aux yeux de tous, j'étais le bâtard. Je me suis senti insulté. » (1) Les Saint-Émilionnais de souche n'ignorent rien de la liaison entretenue quelques décennies plus tôt par William Arreaud avec la mère de Christian Pascaud. L'assureur est né de cette union clandestine que le viticulteur n'avait pas souhaité assumer pour ne pas froisser sa propre mère. En 2000, après avoir renoué avec son père biologique, le commerçant lance une assignation judiciaire et engage une procédure en reconnaissance de paternité. Un magistrat du tribunal de grande instance de Libourne ordonne alors un test génétique.
La justice française inflexible
À plusieurs reprises, la mairie de Saint-émilion fait obstacle à la venue de l'ambulance qui doit amener William Arreaud au laboratoire de biologie du professeur Doutremepuich. L'une des adjointes de Jacques Goudineau veille au grain. Elle a été désignée comme mandataire après le placement sous curatelle du retraité, alors atteint d'une tumeur au cerveau. En 2001, cinq mois avant son décès, Christian Pascaud parvient enfin à se jouer de la surveillance de la mairie. L'expertise ADN est formelle. William Arreaud est bien son père.
Christian Pascaud dispose de solides arguments. Au moment de pratiquer l'expertise ADN, le professeur Doutremepuich n'a perçu aucune opposition de la part du viticulteur, qui a signé une acceptation. Invité à témoigner, le maire de Saint-Christophe-des-Bardes rapporte que William Arreaud lui avait demandé de se déplacer à son domicile pour pouvoir attester qu'il reconnaît son fils.
La preuve est faite. Mais pour la justice française, elle n'est pas valable.
En 2004, le tribunal de grande instance de Libourne, qui a pourtant autorisé le test génétique, déboute l'assureur. Motif : il est hors délai, l'expertise ADN ne pouvant être effectuée que dans les deux ans suivant la majorité du demandeur ! En 2006, la cour d'appel de Bordeaux juge qu'il ne pouvait y avoir de consentement libre et éclairé de la part d'un homme « affaibli physiquement, en grande difficulté mentale depuis plusieurs mois ».
Droit à l'identité
L'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se lit comme une invitation faite à la justice française de voir le monde tel qu'il est. La juridiction qui siège à Strasbourg admet difficilement de voir des juges de l'Hexagone laisser des « contraintes juridiques l'emporter sur la réalité biologique en se fondant sur l'absence de consentement de William Arreaud alors que les résultats de l'expertise ADN constituaient une preuve déterminante ». Elle ne comprend pas davantage la position de la cour d'appel de Bordeaux, qui, à aucun moment, n'a pris en compte le droit de Christian Pascaud à connaître son ascendance et à voir établie sa véritable filiation, un droit à l'identité « qui ne cesse nullement avec l'âge ».
Le gouvernement français a pris acte de l'atteinte injustifiée à sa vie privée dont a été victime l'assureur. Il a essayé, pour l'instant en pure perte, de convaincre la CEDH de ramener le montant du préjudice à 1,1 million d'euros. Il dispose de trois mois pour faire appel, sachant que les éléments chiffrés du dossier ne lui sont guère favorables. In fine, ce sera au contribuable français de régler la note d'un contentieux dont la Ville de Saint-Émilion, sérieusement endettée, sort plus qu'indemne. Au printemps dernier, elle a vendu le Château Badette pour 4,7 millions d'euros.
(1) Ces propos ont été tenus en 2004. Défendu par le bâtonnier Bertrand Favreau, Christian Pascaud, que nous avons joint hier refuse pour l'instant de s'exprimer.