Migrants ? Incertitudes à propos des "Africains" (1)
Les "Incertitudes" à propos des "Africains" sont anciennes et commencent avec "Le chant des Africains dont l'histoire est singulièrement compliquée ! Le "Chant des Africains" qui est, à l'origine, un chant militaire composé dès 1941 par le capitaine de l'armée française Félix Boyer (1887-1980)1, à partir des paroles d'une marche de 1915 de la Division marocaine, chantée sur l'air de l'hymne de l'Infanterie de marine et écrit, suivant les sources, par le commandant Reyjade, pseudonyme de Jeanne Decruck, ou par le sergent Bendifallah et le tirailleur Marizot.
Ce chant, entrera dans la musique ( pétainiste) des "Chantiers de la Jeunesse d’Afrique du Nord" française, puis dans celle du Gouvernement Provisoire de la République française à Alger. L'armée d'Afrique l'adopte rapidement et en fait sa marche officielle. Elle rend célèbre ce chant à travers ses campagnes au point qu'il en devient le symbole. Pour cette raison, il sera très souvent repris lors des cérémonies militaires commémoratives de la Seconde Guerre Mondiale. Le général de Gaulle refusera toutefois que ce chant soit interprété lors des obsèques du maréchal Juin, (lui-même « pied-noir »), qui avait été commandant en chef de l'armée d'Italie mais était en désaccord avec la politique algérienne de De Gaulle.
Le « chant des Africains » avait en effet été repris lors de la guerre d'Algérie par les Pieds-Noirs puis par les partisans de l'Algérie française pour affirmer leur fidélité à la France. Après l’indépendance algérienne en 1962, les musiques et fanfares militaires françaises ne sont donc pas autorisées à le jouer car il est regardé comme « séditieux ». Cette interdiction ne sera levée qu'en août 1969. Récemment, l'armée malienne, invitée au défilé parisien du 14 juillet 2013, y défila sur cet air.
«C'est nous les Africains
Qui revenons de loin,
Nous venons des colonies
Pour sauver la Patrie (pour défendre le pays) ».
Cette version de ce chant est celle de 1943, car dans celle de 1915, « Marocains » figurait en lieu et place « d'Africains ». Ce changement est amusant, car il pose, involontairement et par avance, la question dont je souhaite traiter ici, même si elle peut paraître oiseuse à bien des lecteur(e)s : on peut la formuler ainsi : " les Maghrébins (et plus largement les Africains du Nord y compris les Egyptiens ) sont-ils des Africains ?".
Il ne manque pas de cas où cette question se trouve posée dans la vie courante par des gens qui sont peu familiers de ces réalités. Ce peut-être sous la forme d'une blague comme celle-ci dont je connais des versions malienne et congolaise. Dans le second cas, des villageois congolais interrogent des Casques bleus tunisiens sur leur pays d’origine, découvrent qu’il est situé en Afrique, et leur demandent depuis quand leur pays est indépendant ; apprenant que c’est depuis cinq ans, (en 1956), ils s’étonnent : "Quoi, cinq ans seulement, et vous êtes déjà Blancs !". La même blague se retrouve au Mali, à la frontière avec l'Algérie, en 1963.
Quoique je ne puisse pas donner de référence précise pour cette anecdote, je me souviens parfaitement que, peu avant son élection au Secrétariat général de l'ONU en 1992, ( à moins que ce ne soit plus tard, au Secrétariat général de l'OIF), Boutros Boutros-Ghali, en visite officielle à Dakar, avait publiquement marqué sa satisfaction de se trouver pour la première fois en Afrique [ le soulignement en gras est de moi, vu l'étrangeté de la formule qui, à l'époque, avait étonné et amusé dans la bouche d'un natif du Caire ! ] ce qui est tout de même un peu curieux pour un Copte égyptien, même si l'on peut mettre un tel propos sur le compte de la manifestation de l'empathie plus que sur celui d'une réelle ignorance de la géographie.
Je note tout de même, à cet égard, que dans un texte de RFI (publié le 30-11-2014), on lit à propos de la succession d'Abdou Diouf comme Secrétaire général de l'OIF : « Les Français, depuis le début, ont une position consistant à dire [que] nous souhaitons que la candidature vienne de l’Afrique. Donc les Africains s’unissent parce que c’est la tradition. Vous avez eu le premier Secrétaire Général qui était Monsieur Boutros Boutros-Ghali, [il] était égyptien. C’est une certaine partie de l’Afrique. [ Le soulignement est de moi ; c'est bien le moins qu'on puisse dire ]»
Je pourrais multiplier les exemples de la difficulté que bien des gens ont à situer en Afrique le Maghreb et l'Égypte ; cela me paraît inutile de m'y attarder et je préfère aller d'emblée relever un tel trait chez de véritables savants dans les textes desquels se marque cette même tendance, sans doute involontaire, à limiter l'Afrique à la seule Afrique subsaharienne.
Pour couper à court tout débat, je prendrai donc mes exemples dans des propos de savants dont la compétence est incontestable : François Héran, philosophe, sociologue, anthropologue et démographe français, a occupé les fonctions de statisticien en chef à l’INSEE de 1993 à 1998 avant d'être directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED) de 1999 à 2009. Depuis 2009, il est directeur de recherches à l'INED. En juin 2017, il a été élu Professeur au Collège de France sur la chaire « Migrations et sociétés » créée en mars 2017. On ne peut donc guère le taxer d'ignorance !
François Héran conteste les thèses du journaliste essayiste Stephen Smith qui, dans son dernier livre, prédit une arrivée massive d’Africains en Europe d’ici à 2050 (Je reviendrai en détails sur ce point, me bornant ici à essayer de voir ce qu'on entend souvent sous le terme « immigration africaine » en évoquant ces « millions d'Africains » par lesquels l'Europe sera envahie de façon " inéluctable et massive". Pour le point de vue de F. Héran, il suffit de se reporter à son article intitulé «L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes ». Ce titre même coupe court aux débats puisque ces "migrations redoutées" sont clairement et précisément qualifiées comme « subsahariennes ».
(La suite demain)