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Billet de blog 15 octobre 2018

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Migrants ? Incertitudes à propos des Africains ( suite 2)

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Migrants ? Incertitudes à propos des Africains ( suite 2)

Il est un peu hardi de ma part, pour ne pas dire follement présomptueux de prétendre, pauvre de moi, m'immiscer dans une querelle scientifique qui oppose des spécialistes comme Stephen Smith, Antoine Glaser et François Héran. Je m'y trouve toutefois contraint par les incertitudes dont j'ai fait état dans la première partie de ce blog ; elles concernent, contre toute attente et pour l'essentiel, le terme "africain" lui-même autour duquel se développent des malentendus ou des incertitudes qui peuvent être très fâcheux dans la suite  si l'on ne se préoccupe pas, d'emblée, de les éclairer quelque peu ou de les dissiper.

Je reviendrai sur la carrière et les travaux de ces spécialistes, en laissant toutefois de côté François Héran que j'ai déjà présenté dans le premier élément de ce blog.

La querelle déjà ancienne, a été relancée lorsque Stephen Smith a publié chez Grasset La ruée vers l’Europe , — La jeune Afrique en route pour le Vieux continent (Paris, 2018, 272 pages), un « essai brûlant sur l’immigration qui vient troubler le débat public ». Dès la quinzième page, l’auteur y assure que « la jeune Afrique va se ruer vers le Vieux Continent, cela est inscrit dans l’ordre des choses…». A partir de prévisions démographiques, S. Smith prédit que, d’ici une trentaine d’années, l’Europe sera peuplée à 25 % d’immigrés subsahariens, soit 200 millions d’Afro-Européens.[ J'ai pris sur moi de souligner en caractères gras le terme  « subsahariens » car il est à l'origine de malentendus que réitère dans la suite l'emploi comme quasi synonyme « d’Afro-Européens »].

Dans un contexte de durcissement de l’opinion sur l’immigration, il n’en faut pas plus pour faire frémir l’extrême droite française, surtout lorsqu’Emmanuel Macron reprend la thèse de la « bombe » démographique pour justifier sa politique migratoire restrictive. Une aubaine pour Marine Le Pen : « Le livre de Stephen Smith évoque une africanisation de l’Europe, et Emmanuel Macron l’a cité : cela signifie qu’il est conscient du danger, et pourtant il ne fait rien pour éviter cette situation !» Une récupération politique par l’extrême droite que l’intéressé vit très mal.  [  À lire, sur ce point précis, la réaction de S. Smith : « Ce fourrier de l'extrême droite que je ne suis pas» par Stephen Smith »  Dans une tribune, Smith regrette qu’on ne puisse pas «regarder l’immigration en face, dans ses contradictions» et reste « confiant qu’un débat sans diabolisation est possible». Je partage assez cet espoir comme on le verra ! ].

Au moment même de la sortie de ce livre de S. Smith, François Héran, tout juste nommé (en 2017) sur la chaire « Migrations et sociétés » du Collège de France, s’apprête à en présenter la "leçon inaugurale". Celui qui se consacre depuis vingt ans à l’étude des migrations et qui ne cesse de répéter que la France n’est pas assiégée par une masse de migrants, ne prend pas part au débat dans l’immédiat, préférant se laisser le temps de la réflexion. Toutefois jusqu’au 12 septembre dernier seulement, jour de la sortie du dernier numéro de Population et société, le bulletin d’information scientifique publié par l’Institut national des études démographiques (INED). F. Héran y publie en effet un article intitulé « L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes», clairement présenté comme une réponse aux thèses de Stephen Smith.

Replaçant les migrations africaines dans le tableau mondial des diasporas, F. Héran estime que la part de l’immigration subsaharienne sera «cinq fois moindre» que les estimations avancées par S. Smith. « Lorsque l’Afrique subsaharienne émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe, détaille-t-il. Comparée aux autres régions du monde - l’Amérique centrale, l’Asie ou les Balkans -, l’Afrique subsaharienne émigre peu en raison même de sa pauvreté.»

Deux jours plus tard, S. Smith rend coup pour coup dans un entretien sur le site du FigaroVox, la plateforme souverainiste du Figaro : « Oui, "l’émergence" de l’Afrique favorise la migration. Libre à François Héran - et je dis cela sans ironie - de faire le pari du sous-développement persistant de l’Afrique. Mais pourquoi rejeter comme un "fantasme" l’idée qu’une masse critique des 2,5 milliards d’Africains en 2050 disposera des moyens nécessaires pour migrer ?»

La balle est de nouveau dans le camp de F. Héran, qui réplique le 18 septembre sur le site de "La vie des idées". Dans un article, « Comment se fabrique un oracle», F. Héran charge Smith, qu’il accuse d’un sophisme régulièrement invoqué par les tenants de la théorie du « grand remplacement » : le développement de l’Afrique ne pouvant se faire qu’au détriment de l’Europe. 

La méthode de prédiction de Stephen Smith est remise en cause. Supposant dans son livre que la prophétie de la «ruée» relève plus de la conjecture économique que de la prévision démographique, Smith explore des données selon lesquelles l’Afrique atteindrait le même niveau de richesse que le Mexique, entraînant un exode massif vers le Vieux Continent. « Or qui peut croire qu’à l’échéance de 2050, l’Afrique subsaharienne   [ toujours cette si fâcheuse et abusive limitation de "l'Afrique" à "l'Afrique subsaharienne" ! ] aura brûlé les étapes du développement pour rejoindre la position relative actuelle du Mexique ? interroge F. Héran.

Il ne suffit pas de recourir à l’hypothèse d’une "masse critique" d’habitants accédant à la prospérité pour accréditer le scénario d’une mutation générale des comportements dans un si bref délai». Et il conclut : «S’il faut craindre une "ruée", ce n’est pas celle des étrangers venus du Sud pour transformer l’Europe en "Eurafrique" mais celle qui consiste à se jeter sur la première explication venue ou à s’emparer précipitamment de métaphores outrancières pour frapper l’opinion à bon compte.»

(La suite demain)

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