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Billet de blog 18 septembre 2024

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Le mythe du « sentiment anti-français » (3/3)

Saisir les ressorts de l’échec que vient d’essuyer la politique africaine de la France au Sahel nécessite de l’inscrire dans le temps long. Mais, en attendant l’heure de la reddition des comptes, se pose une question de la plus haute importance pour une « puissance contrariée », viscéralement attachée à sa « grandeur » et à son « rang » : comment sauver les apparences?

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 « En conclusion d'un ouvrage publié en novembre 1957, un homme d'État, qui passait pour libéral en matière coloniale, conseillait de « garder l'Afrique » : « Car sans l'Afrique, il n'y aura pas d'histoire de France au XXIe siècle » (François MITTERRAND, Présence française et abandon, p. 237). » C’est sur cette note de fin que s’achève une communication[1] signée par l’historien Charles-Robert Ageron, dans laquelle il tente d’« expliquer ce paradoxe [du] peuple [français] réputé assez indifférent aux questions coloniales, mais pourtant acharné à défendre son empire colonial à un moment où le vent de l'Histoire paraissait l'avoir condamné. » Si au milieu du XXe siècle – 1944-1947, période considérée par l’historien –, ce paradoxe pouvait avoir du sens dans la mesure où il sera élucidé, au XXIe siècle par contre, cet acharnement « à défendre son empire colonial » au plus fort de la mondialisation, relève d’un anachronisme qui interroge. Certes, de nos jours, l’impérialisme colonial caractérisé par les conquêtes territoriales n’a plus cours, mais une forme d’impérialisme informel s’est développée au gré des époques et des pays[2]. En France, elle porte le nom de « Françafrique ».

Une nouvelle page d’histoire de la « Françafrique » s’écrit depuis quelque temps au Sahel. Les événements survenus récemment à Bamako, Ouagadougou et ensuite Niamey illustrent à suffire ce que « l’empire qui ne veut pas mourir » veut dire. De cet « impérialisme informel » donc, on connait les mécanismes de soumission des anciennes « possessions » que sont entre autres l’interventionnisme militaire, le colonialisme monétaire, et le pharisaïsme de l’« aide au développement ». Mais il ne s’agit là que de la face visible de l’iceberg ; la partie la plus importante étant immergée dans l’habitus entendu comme disposition d’esprit. En effet, à observer le comportement de la France au Sahel sous l’égide du président Macron, on mesure la profondeur de « l’enracinement de l’idéologie coloniale dans une grande partie de l’élite française … »[3]

On ne comprendrait pas autrement que le plus jeune de tous les présidents de la cinquième république, Emmanuel Macron, qui, se plait-il à rappeler, n’a pas connu la colonisation pour être né près de vingt ans après les « indépendances » des anciennes colonies françaises d’Afrique ; qui n’a eu de cesse de déclarer que « l’âge de la Françafrique est révolu » et qu’il était, lui, résolu d’en sortir, soit aussi celui-là même qui l’aura défendue, peut-être avec le plus d’« acharnement », sinon de la manière la plus spectaculaire qui soit. Hallucinante en tout cas est la séquence du « bras de fer » l’opposant à la junte qui a déposé le président Bazoum au Niger : un remake de la crise de Fachoda[4] dont le chercheur Olivier Blamangin retrace ci-après le souvenir : « Les deux contingents expéditionnaires se sont fait face pendant trois mois, jusqu’à ce que Paris cède à la pression britannique et donne l’ordre d’évacuation. Marchand et ses hommes quittèrent la place sans combattre. Ce retrait, symbole de l’impuissance française, fut vécu par l’armée et les milieux nationalistes hexagonaux comme une terrible humiliation. »[5]

L’histoire s’est donc répétée plus d’un siècle plus tard – cent vingt-cinq ans après, pour être précis ! Et de voir Emmanuel Macron pour ainsi dire « acharné [comme dans les années 1940] à défendre son empire colonial à un moment où le vent de l'Histoire paraissait l'avoir condamné »[6], achève de convaincre qu’« il y a [véritablement] en France un désir continu d’empire »[7]. En totale rupture de ban avec le monde tel qu’il va aujourd’hui, « La France [qui] s’est toujours rêvé en empire »[8], s’est enlisée dans le sable du Sahel et... ses propres contradictions. « [Elle] affirme être intervenue militairement au Sahel pour lutter contre le terrorisme à la demande des autorités et non pour protéger des présidents, comme ce fut le cas à l’époque de la « Françafrique ». Mais, quand les putschistes lui ont intimé de retirer ses troupes, elle a voulu sauver le fauteuil présidentiel du chef d’Etat nigérien renversé. »[9] Le résultat est celui que l’on sait : consternant ! Emmanuel Macron n’a pu sauver ni le soldat Bazoum, ni même sa propre face et par ricochet celle de la France. Ses rodomontades ne vont pas davantage impressionner les « putschistes » que les aboiements d’un chien qui n'a plus de dents pour mordre : sur la pointe des pieds, l’armée française s’est finalement retirée ; le plénipotentiaire de la France déclaré persona non grata pliera également bagage ; bref, l’échec de la politique africaine de la France est cuisant et sans appel.

Si l’on peut à certains égards considérer que « la présidence Macronienne restera peut-être dans l’histoire comme un chant du cygne de la grandiosité française »[10], ce serait cependant verser dans un anti-macronisme primaire que de lui imputer l’entière responsabilité de l’échec d’une politique dont l’obsolescence semblait programmée dès sa conception. Certes, il en est bien aujourd’hui l’animateur en chef, l’acteur principal, mais d’aucune manière l’auteur. « En réalité, le mal français et l’erreur française en Afrique noire sont bien plus profonds et bien plus anciens. Ils remontent et prennent racine républicaine dans le célèbre Discours de Brazzaville prononcé par le général Charles de Gaulle […], véritable ‘’catéchisme’’ de l’État français et de la communauté des sciences sociales françaises. Ce texte est la structure fondamentale de toute la politique africaine de la France, dont aucun Président français n’est véritablement sorti. François Mitterrand compris. »[11] Saisir les ressorts de l’échec que vient d’essuyer la politique africaine de la France au Sahel nécessite donc de l’inscrire dans le temps long. Mais, en attendant l’heure de la reddition des comptes, se pose une question de la plus haute importance pour une « puissance contrariée », viscéralement attachée à sa « grandeur » et à son « rang » : comment sauver les apparences?

L’historien Alain Ruscio témoigne : « [Lors] d’un colloque organisé à l’occasion du cinquantenaire de la bataille de Diên Biên Phu, […] nous entendîmes ce jour-là des officiers [français] refaire la bataille et, cette fois, la gagner. Le général Maurice Schmitt, combattant à Diên Biên Phu […] était aux commandes. Et l’on entendit : « S’il n’y avait pas eu les combattants chinois en face…si les hommes de Giap avaient été moins fanatisés […] le sort de l’Indochine, sans doute du Sud-Est asiatique tout entier, eût été changé. » »[12] À travers ce témoignage, nous assistons médusé à une véritable scène de « réécriture de l’histoire » où l’on conjugue sans coup férir des faits historiques avec des conjectures visant à lénifier une humiliante défaite et à polir l’image écornée d’« une puissance contrariée ». Le révisionnisme autant que le conspirationnisme sont à l’évidence à l’œuvre dans ce récit.

De même, faisant écho à l’histoire ainsi revisitée par un ancien combattant revanchard de la guerre d’Indochine, le « sentiment antifrançais », pour voiler l’impuissance d’une « puissance contrariée » par une forte opposition à sa politique africaine, serine la sempiternelle ritournelle de la « perfidie étrangère », de la « main extérieure » qui manipule et manœuvre à tour de bras contre les intérêts français. De cette histoire fantasmagorique se dégage également la structure narrative à partir de laquelle le « sentiment antifrançais » construit le récit alternatif au « discours anti-françafrique » : s’il n’y avait pas eu les supplétifs de « l’ogre russe » en face, et si le prosélytisme haineux des « néo-panafricanistes » n’avait fait autant d’émules parmi les jeunes africains, le sort du Niger, du Mali et sans doute du Sahel tout entier, eût été changé. Le « sentiment antifrançais » est un « révisionnisme en temps réel ».

Le coup porté à la « Françafrique » par les « trois mousquetaires » du Sahel est rude, et profonde la blessure narcissique qu’il a causée. En effet, il n’est pas aisé d’admettre une réalité aussi dure que celle à laquelle renvoie l’épopée macronienne au Sahel quand on a été biberonné à cette jolie formule qui orne le frontispice du Petit Lavisse[13], enjoignant d’« aimer la France, parce que la Nature l’a faite belle, et parce que l’Histoire l’a faite grande ». Au demeurant, c’est à l’aune de ce mantra de l’élite politique française que s’écrira, entre une ancienne puissance coloniale et ses « ex » – « possessions » africaines s’entend –, une drôle d’« histoire d’amour » dont on repousse indéfiniment la fin[14], et dans laquelle l’« amour » précisément est une sorte de harem où les anciennes conquêtes coloniales d’Afrique noire soustraites aux regards du reste du monde n’ont d’yeux que pour leur fier et illustre conquérant[15].

Mais pour la jeunesse africaine, l’amour au temps de la françafrique est mortifère. Nulle part ailleurs qu’en Afrique on ne dira jamais assez que « les pères ont mangé des raisins verts et les dents des enfants en ont été agacées. » “On en a marre” disait hier la Génération Y ; la Génération Z aujourd’hui dit : “France, dégage”.[16] Que dira et/ou fera demain la Génération Alpha ? Irrésistible est la montée de la colère qui bout ; car, pour paraphraser John Steinbeck, dans l’âme de ces jeunes, les raisins arrivés à maturité en sont gonflées, et les raisons qui la fondent plus pertinentes et plus fortes que jamais. En réaction à la colère qui sourd, s’abriter derrière le « sentiment antifrançais » faisant office de paravent relève d’un mécanisme de défense dérisoire.

« Comment écrire l’histoire de France au XXIe siècle ? » s’interrogent Patrick Boucheron et Nicolas Delalande.[17] Certainement pas en suivant le conseil de François Mitterrand aujourd’hui démasqué comme étant l’un des défenseurs les plus zélés de l’Empire colonial français[18]. Bien au contraire, « apprendre à mourir » est ce que doit l’Empire pour que (sur)vive la France[19]. Ceux qui président aux destinées de la France seraient donc bien avisés de s’inspirer plutôt du plus philosophe des français, René Descartes, qui prescrivait en pareille circonstance de « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». Alors que l’Afrique ouvre de plus en plus grand les bras au monde qui des quatre coins vient à elle à grandes enjambées, s’obstiner à vouloir « garder l’Afrique » est non seulement illusoire, mais suicidaire.

Roger Esso-Evina

Douala, Cameroun

Notes

_______________________

[1]                                                    Ageron Charles-Robert. « La survivance d'un mythe : la puissance par l'empire colonial (1944-1947) ». In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 72, n°269, 4e trimestre 1985. pp. 387-403; Article disponible en ligne à l’adresse : https://www.persee.fr/doc/outre_0300 9513_1985_num_72_269_2491

[2]                                                    Rémi Carayol, « Il y a en France un désir continu d’empire », entretien avec David Todd, Afrique XXI, 2 novembre 2022.

[3]                                                    Jean Nanga, « FrançAfrique : les ruses de la raison postcoloniale », Contretemps, 2006.

[4]                                                    « Incident diplomatique sérieux qui opposa la France au Royaume-Uni en 1898 dans le poste avancé de Fachoda au Soudan ». Wikipédia.

[5]                                                    Olivier Blamangin, « France. Après le syndrome de Fachoda, le « complexe de Bangui », Afrique XXI, du 8 février 2023.

[6]                                                    Ageron Charles-Robert, op.cit.

[7]                                                    Rémi Carayol, op.cit.

[8]                                                    Rémi Carayol, op.cit.

[9]                                                    Coumba Kane, « La crise au Sahel est l’occasion pour la France de se poser une question fondamentale : quels sont ses intérêts en Afrique ? », Entretien avec Paul-Simon Handy, Le Monde Afrique, 27 septembre 2023.

[10]                                                  François-Xavier Roucault, « Le narcissisme, le mal français », Revue politique et parlementaire, Montréal, 12 avril 21.

[11]                                                  Dr Pierre Franklin Tavares, « En Afrique, la France est « périmée » », disponible en ligne à l’adresse www.pftavares.fr

[12]                                                  Sous la direction de Bertrand Badie, Dominique Vidal, La France, une puissance contrariée. L’état du monde 2022, éditions La Découverte, Paris, 2021, p 45.

[13]                                                  Manuel d’Histoire rédigé en 1884 par Ernest Lavisse et destiné aux écoliers et à leurs maitres.

[14]                                                  Lire à ce sujet Benjamin Roger, Marwane Ben Yahmed, « Exclusif – Emmanuel Macron : « Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour », Jeune Afrique, 20 novembre 2020.

[15]                                          Pour aller plus loin dans la compréhension de cette « histoire d’amour », lire Thomas Deltombe, « Entre la France et l’Afrique, une histoire d’amour, vraiment ? », Afrique XXI, 6 octobre 2021. Dans cet article, l’auteur revient sur la déclaration d’Emmanuel Macron à Jeune Afrique, op. cit, qu’il analyse comme une volonté de perpétuer « une relation perverse qui trouve ses fondements aux origines de la colonisation ».

[16]                                                  Nous reformulons ici une expressions de Pierre Sané, cité par Fanny Pigeaud, Ndongo Samba Sylla in « Derrière le « sentiment antifrançais », la révolte contre la Françafrique » L’Afrique en quête de souveraineté », Revue du Crieur 2022/1 (N° 20), pages 94 à 111, Éditions La Découverte

[17]                                          Patrick Boucheron, Nicolas Delalande, « Récit national et histoire mondiale. Comment écrire l’histoire de France au XXIe siècle », Histoire@Politique, n° 31, janvier-avril 2017 [en ligne, www.histoire-politique.fr]

[18]                                          Thomas Deltombe, L’Afrique d’abord ! Quand François Mitterrand voulait sauver l’Empire français, éd. La Découverte, Paris, 2024.

[19]                                          L’empire britannique l’a fait ; la Grande Bretagne n’en est pas morte.

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