Des mots communs
On cure une plaie comme une étable et on draine une parcelle comme un abcès. Assainir une terre, et rendre sain une chaire semblent donc plus proches qu'il n'en à l'air. On traite en effet une maladie comme on soigne une vigne. Mais cette analogie est sûrement trompeuse. On en arrive à entendre dans les campagnes, lorsque l’on extermine une vermine à grand renfort de pesticides : « j’ai médeciné tel ou tel insecte ». C'est dire si médecine et soin peuvent vite être réduits à la seule administration d’un médicament ou d’une potion pour éloigner le mal. Le curatif et la chirurgie deviennent alors l'alpha et l'oméga de toute action de soin, en oubliant le premier terme du vieil adage pourtant seriné depuis notre tendre enfance : « prévenir vaut mieux que guérir » ...
Pour éviter les effets dévastateurs d'un champignon sur de futures récoltes on peut amender le terrain et les ceps d'une bouillie cuivrée. Il en est de même lorsque nous nous complémentons à l'arrivée de l'hiver avec vitamines et magnésiums pour renforcer notre machinerie et éloigner ainsi au moins pour quelques temps le risque de voir des ravageurs hanter nos corps. Soigner c'est donc également soutenir des équilibres physico-chimiques, qu'il s'agisse de nos sols ou de nos peaux. Deux mêmes parcelles de vivant.
Pour ce qui est de l’agriculture paysanne, prendre soin s’est aussi entretenir une ferme, un milieu, et le vivifier pour l’amener à ces pleines potentialités. Il en est de même dans le soin avec l’accompagnement au rétablissement, sous entendu d’une forme d’autonomie pleine ou tout du moins acceptable, même s’il faut pour cela s’astreindre à quelques servitudes ou pilules quotidiennes.
Prendre soin du vivant pour nourrir son prochain ou s’attacher à l’autre et s’engager pour sa pleine santé, il n’y a pas de doute ; voilà deux facettes de mêmes enjeux éminemment contemporains.
Le propre de la ménagère
Accordons nous un détour par nos logis où l'entretien de subtils équilibres est le lot quotidien d'une figure dénigrée ou réduite à son seul pouvoir d'achat : la ménagère. Car si la ménagère entretient les surfaces de son habitat, son action va bien au-delà. Il s’agit pour elle de déployer ingénieries et soucis permanents pour être bien chez soi, ce qui implique toute une panoplie de compétences et d’attentions. Du ménage oui, mais aussi la bonne tenue du budget. L’entretien des surfaces certes mais également s’assurer que chaque membre du foyer puisse se nourrir et s’épanouir.
Le propre est essentiel en milieu hospitalier ; et l’hygiène de vie, alimentation comprise, un pilier trop souvent oublié de notre santé. Mais ménager les terres et les bêtes c’est aussi le propre des paysans qui déploient des merveilles pour entretenir paysages et troupeaux tout en remplissant nos assiettes.
Pendant ce temps, l’aménageur lui, ne cesse de détruire nos milieux en déployant zones spéciales, bitumes et entrepôts. L’aménagement ne devient-il pas alors une forme de négation des besoins de ménagements ? Une affirmation de domination sur nos terres, un défrichage violent au profit de futurs manageurs ?
Georges Sand nous apprend que le terme de « ménageot », lui, a été utilisé dans le bas Berry comme synonyme de « petit fermier (...) qui ne se permet que la chèvre et l'ouaille ». Si le ménageot se contente de peu il a en commun avec la ménagère le fait de s’occuper des charges afférentes à son environnement immédiat qu'il s'agisse d'une ferme ou d'une maison.
Or, la gestion de la maison commune devrait être le domaine de l’économie. Un bel exemple d’accaparement de mots mêlé à un détournement de leur sens et ce au seul profit de quelques-uns … et au détriment de nos autonomies. Preuve d’une supercherie dantesque lorsque l’on voit à quel point les palots économistes d’aujourd’hui semblent déconnectés des femmes de ménages. Figures invisibilisées et déconsidérées ... a qui l'on astreint pourtant le soucis de nos conforts quotidiens.
Chérissons donc toutes les parcelles de nos êtres qui font de nous des ménagères, au sens plein et puissant du terme.
Ménageons tout. N'ayons pas peur d'aménager les manageurs.
Des pratiques à préserver.
Apprendre patiemment aux côtés de praticiens reconnus pour bénéficier des savoir-faire accumulés depuis quelques millénaires. Les adapter, les augmenter ou les détourner continuellement. Soigner, élever ou cultiver demande une constante réappropriation de savoir ancestraux à réinvestir dans l'instant pour répondre aux problèmes spécifiques qui surviennent. Les pratiques s'acquièrent, se perfectionnent et se transmettent. Et tout cela demande du temps.
Ces pratiques sont pourtant aujourd'hui soumises aux injonctions néolibérales de maximisation du profit, ce qui repose sur l’ajustement des rythmes du travail d’une part et sur la standardisation de ses gestes de l’autre. Le soin aux terres et aux hommes se trouve alors arraché de ses racines.
Car, comment faire une toilette digne en 6 minutes ? Un pansement en 2 ? 100 quintaux à l’hectare chaque saison ? Une chambre d’hôtel en 4 ? un kilo de chair en moins d’1 mois ?
Pourtant, sans prendre le temps et sans relation au long cours entre un soignant et un malade, les possibilité de l’accompagner ou de déceler ce qui ne va pas devient limité. Il faut connaître sa parcelle et ses bestioles sur le bout des doigts pour être en capacité d'anticiper « le mal » et d'y réagir comme il se doit lorsqu'il advient ; qu’il s’agisse d’un prédateur, d’une sécheresse ou d’un acarien. C’est à la fois une présence et un engagement permanent. Et ce sont les sens acérés, entraînés, enracinés et chaque jour actualisés des soignants et des paysans qui nous permettent de tenir … et de nous maintenir dans le temps. Ces pratiques méritent donc bien mieux qu’une grille de lecture qui se contente des standards marchands. Standards qui gangrènent non seulement nos vies mais aussi nos récits.
… à moins que …
La figure de l'entrepreneur ou l'illusion extractiviste
Si les termes ont un sens, l’un des gimmicks de ces dernières décades est à analyser sans concessions, à mettre sur la table. Car, au-delà d’une route à traverser, de diplômes à décrocher, de coups risqués à jouer ; que dit l’entrepreneur de notre société ?
Dissipons dès maintenant un doute. Cette figure entrepreneuriale n'est pas à considérer dans son acception large qui pourrait y associer artisans, paysans ou commerçants. Car les personnes et corps de métiers qui y sont associés disposent de savoir-faire, prennent des risques et surtout s'engagent dans des affaires qui les dépassent. Autant de qualités que l'on ne saurait dénigrer mais qui peuvent nous éloigner de la substantifique moelle de ce qu'est l'entrepreneur.
Car s'il ne fait aucun doute qu'il prend des risques, il ne le fait surtout pas n’importe comment. Entouré de bons alliés, de détenteur de capitaux, de relais dans les chambres consulaires ou dans les salons de la classe dirigeante ; il a une bonne idée et surtout des entrées dans les réseaux qui permettront un jour de la transformer en start up ; en machine à cash ; en licorne. C'est dire si l'utopie de ce monde est un pure fantasme qui cache derrière lui tout l'étiolement de forêts, condition sine qua non de sa réussite. Autant dire qu’une entreprise qui réussit dans le monde d’aujourd’hui se doit, tout comme on le demande au blé, partir vite pour que les grains qu’il porte soient gros et récoltés au plus tôt. Quitte à réduire à de vulgaires variables secondaires bon nombre de ses autres qualités : de celle de sa paille à sa teneur nutritive sans même mentionner ses capacités à titiller nos papilles. Monter haut et vite cela est également dû aux masses d’engrais et de produits-cides déversées à ses pieds. Car s’il y a un « Starting up » foudroyant il y nécessairement une part d’énergie équivalente accaparée autre part. Pour le plus grand bonheur de tous ces pseudos-magiciens extracteurs. Car nous y voilà ; l’entrepreneur à une qualité et une seule ; il sait jouer de ses réseaux pour prendre tout simplement. Son nom ne dit rien d‘autre : entre preneur.
Ménageots, entreteneuses : reconnaissons-nous
Mais pourquoi prendre lorsque l’on pourrait se contenter de tenir ? de sous-tenir ? d’entre-tenir ? C’est un autre terme porteur de sens ; et bien plus universel qu’il n’y paraît. L’entreteneur peut être paysans, soignante, parent ; il chérit la vie et se place entre ces fils pour se révéler nœud ; entre celles et ceux qu’il contribue à re-tenir. Il ne peux prendre, au risque d’étioler le tissu complexe de reconnaissance constitutive de la société à laquelle il appar-tient.
On entretient son corps, ses relations et son foyer, les traditions et les paysages, un potager, une bécane ou son jardin secret.
L'entreteneur porte une attention à la vitalité des corps et des sols, aux milieux et aux personnes et s'engage dans une relation qui ne peut qu'être empreinte d'humilité.
Car, c’est le contact à la chair et à l‘humus qui rend notre genre homo si humain.
Et que 2021 sonne le départ d'une ère de l'entretien.
Ronce Volton
janvier 2021