Rien n'y fera ! On connaît tous ce fait de psychologie élémentaire : succomber à la tentation de taxer quelqu’un ou quelque interprétation du réel que ce soit de « complotiste », « idiote », « irrationnelle », « obscurantiste » — ou, ce qui revient au même, d'essayer de faire reconnaître à l'autre qu'il l'est, de se désespérer qu'il le demeure, bref de s'enfermer dans une position de surplomb moral — tout cela sera toujours contre-productif car immédiatement perçu par qui se le verra opposer comme une facilité rhétorique et un signal de rejet, une double insulte à son intelligence et à son besoin de reconnaissance.
À l’inverse, envisager le complot et l'empêchement comme explication du réel par excellence, c’est avouer à mi-mot qu’on se croit démuni des moyens de comprendre adéquatement ce qui, donc, ne peut être que caché, mis complètement hors de portée de nos moyens d'intellection et d'action.
C’est paradoxalement, aussi, accréditer les éventuels comploteurs-conjurés de facultés d’anticipation et de coordination hors du commun. Ce dont, au passage, il nous aurait plutôt rassuré de voir nos dirigeants capables face à la crise, mais qui a surtout brillé jusque-là par ses éclipses répétées… Signe que décidément le complot n’est pas à la portée de tout le monde !
Au total, les uns font l’erreur de se croire intelligents par nature, les autres de se croire tenus à l'ignorance par situation.
Ce qui s'érode en même temps que se creuse le fossé : la simple mais cruciale possibilité de répondre sur un pied d'égalité à une parole autre, soit l'aptitude à se mettre à la place les uns des autres, et donc au final la propension à se reconnaître mutuellement des droits identiques, une communauté de destin proprement politique. Tout cela en même temps que se fatiguent nos aptitudes à juger du bien-fondé d’un raisonnement et à argumenter nos désaccords… À nouveau : ni « complotiste ! » ni « complot ! » ne sont des mots propres à convaincre ou chasser une conviction.
Autres paradoxes : la peur-fascination face au complot « révélé » s'appuie sur une critique partiellement fondée de l’officialité tandis qu’elle inhibe la critique vis-à-vis des soi-disants dénonciateurs. Et malheureusement, une même peur-fascination saisit "le camp d'en face" devant le complotisme galopant (encore plus vive, cette peur, si le complotisme est dûment estampillé comme tel par des relais publics) qui à l'inverse peut faire coller, par réflexe de protection, une partie de l’opinion au récit des intérêts dominants. Malgré les mensonges avérés, malgré les biais éditoriaux et les intermittences du fact-checking journalistique, qui prétend à soi seul délimiter en creux et en bosses toute l'investigation du vrai.
Pris dans un tel mouvement de répulsions réciproques, dans l’immédiat, ce que nous laissons nous échapper, ce n'est pas tant un complot ou des complotistes en cavale, que notre opportunité face à une crise historique, en renonçant à établir ensemble notre interprétation commune des faits, interprétation d'un consensus minimal peut-être mais qui serait partagé sur l'essentiel. Avec le risque de voir s’envoler du même coup d'aile l’opportunité d’agir collectivement afin de rendre nos interdépendances de santé, de production de valeurs, d’occupation d’une même Terre plus bénéfiques.
Véritable risque, car à tout le moins, l'interprétation de la situation qu’endossent globalement nos décideurs politiques et économiques dans la période semble de plus en plus erronée, si ce n’est périmée. Celle-ci n’est pas mystérieuse, les origines intellectuelles n’en sont pas cachées, les idées-forces en sont même continuellement et publiquement revendiquées. Cette vision du monde se nomme néo-libéralisme, corps de doctrine qui a été charpenté par une série de penseurs au XXe siècle (parmi lesquels Walter Lippmann, Milton Friedman, Friedrich Hayek), et qui entend au contraire du libéralisme classique s’appuyer sur l’État et les institutions pour imposer les règles d’un « jeu » permettant la mise en vente libre et concurrentielle d’une toujours plus grande part de l’existant, un marché universel qui serait seul garant de la justice, dont il faut donc « libérer » toujours plus des contraintes du réel les porteurs de capitaux.
En tout ou partie, cette vision du monde n’est plus adéquate à la période, du moins aux intérêts de la majorité, mais elle a le mérite significatif d’exister politiquement — mérite pour elle ! mais de moins en moins pour nous, bien qu’elle convainque encore ses tenants du contraire. C’est cette idéologie (dans l’acception originale du mot idéologie : explication trompeuse du réel), avec ce qu'elle suppose de manque d'empathie pour les faibles, qui imprègne fortement depuis 40 ans nos institutions, nos théories économiques, nos médias, et les esprits qu’ils forment.
Complot, ou complotisme ? Ni l'un ni l'autre. Ce n’est là que la chronique vérifiable historiquement d’une idée qui avance comme elles s’y essayent toutes, bon an mal an, faisant face aux soubresauts, saisissant son opportunité d’avancer à chaque fois qu’elle le peut dans le nouveau paysage que ces soubresauts dessinent (on aura reconnu, bien que sous des oripeaux moins sensationnalistes, la « stratégie du choc » de Naomi Klein). Une idée qui avance surtout : en l’insignifiance actuelle d’une autre idée — d’une nôtre idée dont on devrait extraire et raccorder partout les prémices — qui la réfuterait.
Bibliographie / webographie :
* Grégoire Chamayou, « La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire », 2018, La Fabrique : Présentation du livre par l'auteur, 15 novembre 2018, France Culture
* Bruno Latour : « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant crise », 30 mai 2020
* Jean-Baptiste Fressoz & Judith Rochfeld, « La fabrique de l’apathie face aux changements climatiques », matinale de France Culture, 8 octobre 2020