Un modèle de croissance exceptionnel fondé sur la rente et la diversification contrôlée
Depuis leur fondation en 1971, les Émirats ont bâti un système économique mixte, combinant capitalisme d’État, ouverture internationale et gouvernance monarchique centralisée. La rente pétrolière concentrée à Abu Dhabi a constitué la base du financement de la diversification vers les services, la finance, le tourisme, l’immobilier et l’aéronautique.
La stratégie de développement repose sur un principe clé : utiliser la rente pour préparer l’après-rente. C’est le sens de la Vision 2030 d’Abu Dhabi et de la Vision 2040 de Dubaï, qui visent à transformer les Émirats en économie de la connaissance.
Cependant, mes recherches révèlent que cette diversification reste largement dépendante du capital étranger et de la main-d’œuvre immigrée. En 2024, plus de 88 % de la population est composée d’expatriés, concentrés dans les secteurs non pétroliers. Si cette ouverture assure la flexibilité et la compétitivité du marché du travail, elle engendre aussi une fragilité structurelle : la croissance repose sur un socle humain et capitalistique externe, difficile à pérenniser sans instruments d’intégration et de redistribution.
Une économie bâtie sur le visa : la dépendance à la main-d’œuvre étrangère
L’économie de Dubaï, souvent érigée en modèle de dynamisme et d’innovation, repose en réalité sur une main-d’œuvre de visa, autrement dit, sur une population de travailleurs étrangers temporairement tolérés mais structurellement exclus. Le système du kafala, bien que partiellement réformé, lie toujours le statut légal du travailleur à son employeur, limitant drastiquement ses droits sociaux et civiques.
Cette architecture migratoire transforme la main-d’œuvre étrangère en ressource renouvelable mais jetable : les travailleurs sont recrutés en masse, souvent via des intermédiaires, pour des projets pharaoniques tours, centres commerciaux, îles artificielles – avant d’être renvoyés une fois la tâche accomplie.
Les conditions de travail, documentées par de nombreuses ONG, oscillent entre la précarité et l’exploitation : journées de plus de douze heures sous 45 °C, logements insalubres, confiscation de passeports, salaires impayés.
Cette réalité invisible alimente l’opulence visible de Dubaï. À long terme, une économie aussi dépendante d’un prolétariat sans droits court un double risque : d’une part, un risque réputationnel majeur à l’international ; d’autre part, une instabilité potentielle en cas de choc économique ou de tension migratoire.
L’utopie artificielle : le rêve extravagant de Dubaï face à la réalité de sa soutenabilité
Dubaï se présente comme une utopie futuriste : gratte-ciel vertigineux, centres commerciaux démesurés, îles façonnées à la main et infrastructures dignes d’une science-fiction urbaine. Cette esthétique du toujours plus du plus haut, du plus grand, du plus luxueux fonctionne comme une mise en scène du progrès, un récit national de puissance et de modernité.
Mais derrière cette façade, se dessine une fragilité systémique. L’entretien de ce mode de vie exige une énergie colossale, une consommation matérielle insoutenable et une armée de travailleurs invisibles. Les hôtels, les restaurants, les résidences et les infrastructures dépendent d’un flux constant de main-d’œuvre étrangère, souvent sous-payée et sans droits de résidence permanente.
Ce paradoxe entre luxe et précarité rend la soutenabilité du modèle hautement incertaine. Une économie fondée sur l’extravagance, la dépendance migratoire et la surconsommation énergétique ne peut, à long terme, survivre sans une profonde mutation sociale et écologique. Le rêve de Dubaï, tantôt fascinant, tantôt dérangeant, oscille entre prouesse et illusion : un mirage urbain, éclatant à distance, mais vulnérable de près.
IV. De Beyrouth à Dubaï : la répétition d’un mirage
L’histoire récente du Moyen-Orient offre un précédent saisissant : Beyrouth dans les années dorées.
Dans les années 1950-1970, la capitale libanaise incarnait elle aussi une utopie urbaine — cosmopolite, prospère, tolérante et fière de sa modernité. On y parlait plusieurs langues, les banques affluaient, les artistes affluaient, et la ville brillait comme un pont entre Orient et Occident. Mais derrière les façades de Zaitunay Bay d’alors, comme derrière celles de Downtown Dubaï aujourd’hui, se dissimulaient les mêmes failles silencieuses : inégalités criantes, dépendance à la finance internationale, polarisation communautaire, et déni du réel social.
Lorsque les équilibres se sont rompus — crise régionale, inégalités internes, choc géopolitique — la bulle beyrouthine a éclaté, laissant place au chaos.
Ce parallèle n’a rien d’anecdotique : il met en garde contre la fragilité des utopies construites sur l’oubli de la justice sociale. Comme Beyrouth hier, Dubaï aujourd’hui s’imagine invincible, éternelle, préservée par sa richesse et son image. Mais toute utopie sans fondation sociale solide finit par se fissurer sous le poids de ses contradictions.
Si Beyrouth fut un rêve brisé, Dubaï pourrait, sans réforme profonde, en devenir l’écho futur — plus grandiose, mais pas moins vulnérable.
Soutenabilité et résilience : vers un nouveau paradigme ou un mirage maîtrisé ?
À long terme, la question de la soutenabilité du modèle émirien dépendra de sa capacité à répondre à trois défis majeurs, déjà identifiés dans mes travaux :
Le défi environnemental et énergétique.
Malgré une diversification accrue, les hydrocarbures continuent de représenter plus de 30 % du PIB consolidé. Or, les Émirats ont annoncé la neutralité carbone d’ici 2050 et investissent massivement dans l’énergie solaire (Masdar City, Al Dhafra Solar Project). Ces initiatives, bien que prometteuses, reposent encore sur un équilibre fragile entre ambitions écologiques et maintien d’un rythme de croissance élevé.Le défi de l’économie de la connaissance.
Le passage d’une économie de rente à une économie fondée sur l’innovation suppose une transformation du capital humain. Or, la dépendance au travail étranger freine la montée en compétences locales. Le succès des zones franches (Dubai Internet City, Abu Dhabi Global Market) masque une réalité : la recherche, l’éducation supérieure et la R&D demeurent sous-développées au regard de l’ambition affichée.Le défi social et identitaire.
Une économie durable ne saurait se réduire à sa performance financière. Elle doit reposer sur la cohésion, la justice et la résilience sociale. Les Émirats devront, tôt ou tard, repenser la citoyenneté économique : inclure davantage leurs résidents dans le projet national, renforcer les droits sociaux et encourager la participation civique. Sans cette évolution, le système risque d’être perçu comme un « mirage prospère » plutôt qu’un modèle durable.
Les Émirats arabes unis incarnent à la fois la réussite spectaculaire d’un État-rente modernisé et la contradiction intrinsèque d’une économie mondialisée sans véritable société intégrée. Comme l’ont montré mes recherches, leur prospérité repose sur une orchestration efficace des flux – de capitaux, d’énergie, de travail – mais aussi sur un équilibre délicat entre ouverture et contrôle.
La soutenabilité du modèle dépendra moins de la quantité de pétrole ou du nombre de gratte-ciel que de la capacité du pays à inventer un nouveau contrat social, plus inclusif et moins dépendant des rentes matérielles.
L’histoire de Beyrouth l’enseigne : aucune utopie ne dure si elle s’érige sur l’oubli du réel. Tantôt laboratoire, tantôt vitrine, le système émirien reste une énigme — un modèle de performance par excellence, mais dont la durabilité, comme celle de la « Suisse du Levant » d’hier, reste suspendue à la lucidité des réformes à venir.