A l’heure où l’expression « parti de l’étranger » resurgit à l’Assemblée nationale, cet épisode raconte comment l’acharnement de l’extrême-droite et la complicité active ou passive du reste de la classe politique a conduit un ministre de gauche, accusé à tort de trahison, à démissionner deux fois, en août 1917 et en mars 1926.
Ministre de l’Intérieur à partir de mars 1917, le radical-socialiste Louis Jean Malvy est entré en politique dans le sillage de Léon Bourgeois, Camille Pelletan et surtout de Joseph Caillaux. Leurs liens paraissent tellement étroits que lorsque Caillaux est écarté de la vie politique à la suite des affaires Calmette et Rochette (voir épisode 9), Malvy est considéré par la droite nationaliste comme le représentant de Caillaux, soupçonné de menées pacifistes et de contacts secrets avec des émissaires allemands, dans les gouvernements successifs de la Grande Guerre. Malvy devient rapidement la cible principale d’une campagne calomnieuse orchestrée par l’extrême-droite - en particulier Léon Daudet, un des pamphlétaires les plus virulents du journal L’Action française - et habilement exploitée au Parlement par Georges Clémenceau qui sent l’heure de son retour au pouvoir arriver.
L’Action française, parti royaliste marginal, sans représentation parlementaire, en perte de vitesse depuis la fin de l’Affaire Dreyfus, retrouve de l’audience et de l’influence politique à partir de 1915 en choisissant de dénoncer, au nom de « l’union sacrée », les « ennemis intérieurs » ; les articles de Charles Maurras et Léon Daudet dans le quotidien du même nom (dont les tirages passent de 30000 en 1914 à environ 200000 en 1916) finissent par ancrer dans une partie de l’opinion le récit d’une « grande entreprise de défaitisme inspirée par Caillaux et Malvy et financée par l’Allemagne »[1]. La preuve flagrante de leur duplicité serait le soutien financier et politique qu’ils accordent à un quotidien d’extrême-gauche Le Bonnet rouge, fondé en mars 1914 par Miguel Almereyda, personnage sulfureux grand consommateur de drogues, plusieurs fois condamné pour actes de violence, proche des milieux anarchistes antimilitaristes, inscrit au Carnet B qui recense les révolutionnaires susceptibles d’entraver l’effort de guerre (3000 personnes y figurent), mais que Malvy décide de ne pas utiliser. De juin 1915 à septembre 1917, en pleine « union sacrée », L’Action française et Le Bonnet rouge se livrent une guerre médiatique sans merci, les blancs contre les rouges, désignant l’autre comme un agent de l’ennemi dont le but est de diviser le pays, recourant aux mensonges les plus grossiers et même aux insultes personnelles conduisant à des plaintes en justice. Daudet prétend que Malvy, ami d’Almereyda, met la justice et la censure des articles de presse au service du « torchon de Caillaux ».
L’historien Jean-Yves Le Naour, dans son enquête sur « l’affaire Malvy », confirme qu’il y a bien des liens au départ entre Caillaux, Malvy et Almereyda, mais que le ministre de l’Intérieur décide de subventionner Le Bonnet rouge (sur des fonds secrets) avec l’accord du gouvernement Viviani et de ne pas utiliser le Carnet B dans l’unique but de s’assurer du soutien de l’extrême-gauche à la politique d’union sacrée. Lorsque Almereyda trouve, fin 1915, d’autres sources de financement (privées et douteuses) pour s’émanciper de la tutelle gouvernementale et reprendre un discours antimilitariste et pacifiste, Malvy n’hésite pas à durcir la censure et à faire surveiller Almereyda et Edmond Duval (le vrai patron du journal par son poids financier et ses relations) qui effectue de fréquents voyages en Suisse. Le problème pour Malvy est que Duval parvient à gagner la confiance du directeur de cabinet du ministre, Jean Leymarie, ce qui lui permet de poursuivre ses voyages suspects, jusqu’à son arrestation, en mai 1917, sur le Genève-Paris, avec un gros chèque (150000 francs), probablement de source allemande. Une aubaine pour L’Action française et pour la droite parlementaire prête à se ranger derrière un chef décidé à faire le ménage.
Georges Clémenceau, malgré son passé politique marqué à gauche, apparait alors comme ce chef providentiel et surtout se persuade qu’il l’est. Il entretenait des relations amicales avec Louis-Jean Malvy jusqu’à ce que la censure s’abatte sur son journal L’Homme Libre dès septembre-octobre 1914, à cause d’un article dénonçant les conditions de transport des soldats. Le ministre de l’Intérieur suspend le quotidien pendant une semaine, mais Clémenceau poursuit ses articles accusateurs dans un nouveau journal qu’il rebaptise de façon provocatrice L’Homme enchaîné. Entre eux, l’amitié cède la place à la détestation. A la commission de l’Armée au Sénat, les discours du président Clémenceau ciblent de plus en plus Malvy, jugé trop laxiste dans la répression du pacifisme et des grèves (qui reprennent en 1917), trop généreux dans l’octroi de permis de séjour à des étrangers, espions potentiels : l’ancien dreyfusard qui avait combattu l’extrême-droite et permis la publication du « J’Accuse » de Zola, récupère ainsi sans sourciller les thèmes favoris de L’Action française. Le 16 juin 1917, Malvy est malmené par la commission sénatoriale de l’Armée qui décide d’enquêter sur les dossiers de la Sûreté. Comme le ministre ne coopère pas totalement (rétention de documents concernant certains militants d’extrême-gauche), Clémenceau s’acharne sur lui, plante des banderilles via ses articles quotidiens, le rendant responsable de tous les problèmes, puis prépare l’estocade lors d’une séance d’interpellation au Sénat prévue le 22 juillet ; Sûr de son coup, il annonce au président du Conseil Alexandre Ribot : « Après mon discours, votre ministre de l’Intérieur sera mort »[2].
C’est en effet à une mise à mort politique qu’assistent les sénateurs réunis en comité secret : retrouvant ses accents ironiques et perfides de l’époque où on le surnommait « le tombeur de ministères », Clémenceau déroule une longue liste de reproches à un Malvy qui subit un impitoyable réquisitoire pendant deux heures ! La non-application du Carnet B, la rétention d’informations, les relations ambiguës avec Almereyda, le manque de fermeté face aux manifestations antipatriotiques…tout y passe ! Accablé par la terrible phrase de Clémenceau « je vous reproche de trahir les intérêts de la France ! » et confronté à une ambiance hostile, Louis-Jean Malvy tente timidement de se défendre, assumant des choix s’inscrivant dans le cadre de « l’union sacrée » et minimisant ses liens avec le fondateur du Bonnet rouge. Mais il est faiblement applaudi (contrairement à Clémenceau) et même si un ordre du jour favorable au gouvernement est voté à l’unanimité ce jour-là, cette séance apparait comme une victoire politique pour Clémenceau - dont le discours est imprimé sous forme d’une brochure intitulée L’Antipatriotisme au Sénat - et une condamnation à brève échéance pour le ministre de l’Intérieur.
Epuisé physiquement et moralement, Malvy prend quelques jours de repos sur la côte normande, l’intérim est assuré par Viviani. Mais c’est trop tard pour renverser la vapeur : l’arrestation d’Almereyda (pendant le congé du ministre malheureusement pour ce dernier), puis son suicide en prison, présenté comme un assassinat (commandité depuis la Place Beauvau !) par L’Action française dont la campagne contre Malvy redouble alors de violence[3], obligent le ministre de l’Intérieur (devenu un boulet pour le président du Conseil) à présenter sa démission le 31 août 1917 « la conscience tranquille et la tête haute » pour pouvoir répondre plus librement aux attaques dont il fait l’objet. Tandis que le gouvernement Ribot chute une semaine après, Malvy comparait – à sa demande- devant la Haute-Cour de Justice du Sénat pendant l’été 1918. Elle le déclare coupable « d’avoir dans ses fonctions de ministre de l’Intérieur méconnu, violé et trahi les devoirs de sa charge dans des conditions le constituant en état de forfaiture » et le condamne à cinq ans de bannissement.
Louis-Jean Malvy effectue son retour dans la vie politique française en 1924 grâce à une loi d’amnistie votée par le Cartel des Gauches (qui profite aussi à Caillaux, condamné en 1920 à trois ans de prison) : il redevient député, président de la commission des finances de la Chambre et même ministre de l’Intérieur dans le gouvernement centriste dirigé par Aristide Briand le 9 mars 1926. Ce retour Place Beauvau a pour lui un goût de revanche ou plutôt de réparation, mais, lucide, il a mis en garde Briand contre une possible réaction de ses adversaires[4]. Il ne s’est pas trompé : la droite se crispe immédiatement et l’extrême-droite crie au scandale, Léon Daudet parle de « crime contre la patrie et l’ordre public » ! La séance de présentation du gouvernement devant la Chambre, le 18 mars, vire au cauchemar pour Malvy : le débat ne porte pas, comme prévu, sur la déclaration de Briand, mais sur la présence de Malvy à l’Intérieur, interprétée par la droite comme « une provocation et un défi ». Le procès de 1918 devant la Haute-Cour se rejoue au Palais Bourbon huit ans après. Briand prend la défense de son ministre, précise que « le fait [la trahison] pour lequel il avait gravi un dur calvaire a été reconnu inexact[5] », mais le tapage est assourdissant, sur les bancs de droite, les attaques pleuvent sur Malvy « celui qui a failli nous faire perdre la guerre », « celui qui a vendu les plans d’attaque du chemin des dames aux Allemands », « celui qui est responsable de l’exécution de soldats »…N’y tenant plus, le ministre de l’Intérieur, livide et ému, bondit à la tribune : « Ah ! Messieurs, vraiment, on dirait que le temps n’a rien appris. Je retrouve ici, en face de moi, la haine, la diffamation, la calomnie (…) Nous ne pouvons laisser continuer cette campagne antirépublicaine ». De retour à son banc, Malvy se prend la tête dans les mains, puis s’affaisse en proie à une syncope qui va durer une vingtaine de minutes. Après la suspension de séance et l’évacuation de Malvy à son domicile, Briand remonte à la tribune pour dire son amertume : « C’est moi qui lui [Malvy] ait valu la déplorable séance d’aujourd’hui. Eh bien, voyez-vous, j’ai horreur de la politique quand j’assiste à des choses pareilles ». Malvy démissionne le 8 avril après une cure de repos dans le Midi. « Il sait que l’oubli et le pardon ne lui seront jamais accordés, pas plus que la révision et la justice. Pour toujours, et en dépit du bon sens, il restera un traitre aux yeux de ses adversaires » écrit Jean-Yves Le Naour[6].
[1] J.Y.Le Naour, L’affaire Malvy : le Dreyfus de la Grande Guerre, Hachette Littératures, 2007, p166
[2] Cité dans J.Y.Le Naour, op.cit., p158
[3] Malgré ses outrances, elle semble efficace auprès de l’opinion et des élus ; selon Henri Galli (Journal politique de la Grande Guerre 1914-1918), Malvy est « jugé sans indulgence » y compris parmi les socialistes : « pas un ne prend parti pour le ministre démissionnaire et compromis dans les plus vilaines transactions »
[4] Briand fait appel à Malvy pour s’attirer des soutiens à gauche en faisant le pari que la droite acceptera comme elle l’a fait pour Caillaux
[5] Malvy a été acquitté en 1918 du chef de « haute trahison » par la Haute-Cour
[6] Op.Cit., p315