"D’une manière habituelle, l’humanité se contente en effet
d’approcher l’idéal avec une aspiration, qui reste presque entièrement à l’état d’aspiration, et ne l’admet que comme une influence
partielle. On ne laisse pas l’idéal modeler la vie tout entière, on
lui permet seulement de la colorer plus ou moins ; on s’en sert
même souvent comme d’un paravent ou d’une excuse pour couvrir
des activités qui sont diamétralement opposées à son esprit réel.
On crée des institutions avec l’intention de donner corps à cet
esprit, mais l’intention reste trop légère et l’on considère comme
suffisant le fait d’avoir un idéal et de vivre selon ses institutions.
Professer un idéal devient presque une excuse pour ne pas vivre
selon cet idéal ; l’existence des institutions suffit à dispenser du
besoin d’insister sur l’esprit qui les a engendrées. Mais de par
sa nature même, la spiritualité est subjective et non mécanique ;
elle n’est rien si elle n’est pas vécue intérieurement, rien si la
vie extérieure ne découle pas de cette existence intérieure. Les
symboles, les types, les conventions, les idées ne suffisent pas.
Un symbole spirituel n’est qu’une étiquette dépourvue de sens si
la chose symbolisée n’est pas réalisée en esprit. Une convention
spirituelle peut perdre ou répudier son esprit et devenir un mensonge.
Il se peut qu’un type spirituel soit un moule temporaire
où coule la vie spirituelle, mais c’est aussi une limitation qui risque de devenir une prison où elle se fossilise et périt. Une
idée spirituelle est un pouvoir, mais seulement quand elle est
créatrice, aussi bien intérieurement qu’extérieurement. Nous
sommes ici devant un principe pragmatique qu’il nous faut élargir et approfondir, à savoir que la vérité est ce que nous créons,
mais en ce sens d’abord qu’elle est ce que nous créons en nous-mêmes, c’est-à-dire ce que nous devenons. Sans doute, la vérité
spirituelle existe-t-elle éternellement au-delà, indépendante de
nous, dans les cieux de l’esprit ; mais elle n’est d’aucune utilité
pour l’humanité ici-bas, elle ne devient pas vérité de la terre,
vérité de la vie, tant qu’elle n’est pas vécue.
Pareil accomplissement n’est possible que par un changement
individuel de chaque vie humaine, comme le reconnaissent les
religions subjectives. L’âme collective est seulement la grande
source semi-subconsciente de l’existence individuelle, et si elle
doit prendre une forme psychologique précise ou assumer un
nouveau genre de vie collective, cela ne peut se faire que par la
croissance formatrice des individus. L’esprit manifesté par la
collectivité et le vrai pouvoir de sa vie seront à l’image de l’esprit
et de la vie des individus qui la composent. Une société qui vit
par ses institutions et non par ses hommes, n’est pas une âme
collective mais une machine ; sa vie devient un produit mécanique et cesse d’être une croissance vivante. Par conséquent,
l’avènement d’un âge spirituel doit être précédé par l’apparition
d’individus de plus en plus nombreux qui ne seront plus satisfaits de l’existence normale, intellectuelle, vitale et physique de
l’homme, et qui percevront qu’une évolution supérieure est le but réel de l’humanité et tenteront de la réaliser en eux-mêmes,
d’y conduire les autres et d’en faire le but reconnu de l’espèce.
Dans la mesure où ils réussiront, et selon le degré auquel ils
porteront cette évolution, la potentialité encore irréalisée qu’ils
représentent, deviendra une possibilité pratique de l’avenir."
Extrait tiré du "Cycle Humain".