La dramaturge d’origine roumaine Alexandra Badea trouve une forme originale pour rendre compte de l’atomisation des corps dans un monde globalisé. Un spectacle d'Aurélia Guillet et Jacques Nichet, créé au Théâtre National de Strasbourg et présenté au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers jusqu’au 5 avril.
Ils sont quatre : deux hommes et deux femmes anonymes qui n’existent que par leur travail, des intitulés de poste à rallonge symptomatiques d’un jargon qui fait des humains des pions. Ils vivent à Lyon, Shangaï, Dakar et Bucarest et seuls deux d’entre eux se croiseront sans se parler vraiment. Tous sont irrémédiablement liés par l’économie mondialisée, une toile d’araignée qui unit leurs destins. Le Français est en haut de la pyramide, il a le pouvoir de fixer le prix des circuits imprimés fabriqués à la chaine par la Chinoise, de juger la qualité des prestations de la plateforme d’appels que supervise le Sénégalaise et d’embaucher ou non l’ingénieur roumaine. Grand Prix de littérature dramatique 2013 du Centre National du Théâtre, Alexandra Badea raconte une journée et une nuit de ces personnes dont le quotidien ressemble à une fuite et qui aspirent à une vie meilleure mais sont arrimées au sol. Alternant les quatre histoires, la dramaturge née en 1980 met ses personnages à égalité. Au plus près d’eux, elle les tutoie, entre confidence et franchise, ce qui produit un curieux mélange de distance et d’extrême familiarité. Ce procédé, assez fréquent dans le roman contemporain (Thierry Beinstingel l’a par exemple utilisé récemment dans Ils désertent qui parlait aussi du travail) est plus rare au théâtre et crée une étrangeté renforcée par la construction. Les dialogues sont enchâssés dans les voix intérieures : l’affrontement dramatique classique par la voix et par les corps ne peut avoir lieu. Alexandra Badea ne dénonce pas, elle n’a pas d’ambition documentaire : les situations qu’elle décrit sont individuellement déjà connues mais son écriture, à la fois réaliste et glaçante comme de la science-fiction, met en exergue l’intrication des vies à la merci des dérèglements du marché. Elle pose aussi la question du corps, « pulvérisé », nié, qu’il s’agisse de celui des ouvrières chinoises à qui on interdit de faire une pause pour aller aux toilettes ou du Responsable Assurance Qualité Sous-traitance de Lyon dont la vie professionnelle, familiale et sexuelle est atomisée en une multitude de fenêtres ouvertes sur son écran d’ordinateur.
Un tel texte pose forcément la question de l’incarnation. Que faire du corps des comédiens ? Metteurs en scène de générations différentes, Aurélia Guillet et Jacques Nichet ont choisi l’option radicale pour faire entendre cette parole fragmentée. Vêtus de noir, Stéphane Facco et Agathe Molière sont des silhouettes mangées par la pénombre et prêtent leurs voix aux personnages matérialisés par des portraits vidéo projetés sur grand écran, signés Mathilde Germi, sertis dans une magnifique scénographie de Philippe Marioge. S’il est juste par rapport au sens du texte, ce parti-pris écrase un peu le jeu des acteurs qui semblent perdus dans ce dispositif proche d’une installation d’art contemporain. La création sonore très soignée de Nihil Bordure (qui a notamment travaillé avec Cyril Teste) accentue l’impression de monstre froid. Malgré une indiscutable beauté plastique, un travail dramaturgique impeccable et un texte de grande qualité, Pulvérisés est peut-être un peu trop cérébral pour susciter entièrement l’adhésion.
Pulvérisés d'Alexandra Badea, mise en scène d'Aurélia Guillet et Jacques Nichet, au Théâtre de la Commune (Aubervilliers) jusqu'au 5 avril.