"Je suis le président de la munipiçalité! Je t'ordonne de—"
"Ben moi, je suis le président de l'électricité! Donc je suis beaucoup plus fort que toi!"
"Mais, euh…"
Dans un noir absolu, Marwan, 7 ans et son frère Ahmad, 4, jouent avec le téléphone de leur père, seule illumination. Ahmad n'a pas tort en rabrouant les efforts de Marwan de lui faire de l'ombre—au figuré seulement. Dans la cour avant de leur maison plutôt aisée aux abords de Shajaiyya, quartier frontalier de Gaza symbole de la destruction de la dernière guerre, la chaleur et, surtout, l'humidité restent impitoyables, des heures après le coucher du soleil, des heures avant que l'électricité ne revienne—si tant est qu’elle revienne, au mieux quelques petites heures jusque l'aube. On ne dormira pas plus la nuit que le jour: sitôt le courant revenu passé minuit (il était attendu à 22h,) toutes les perceuses électriques du quartier se mettent en marche, pendant que les camions de gravats amorcent leur roulement dans un décor qui reste en grande partie le Stalingrad qu’il était le jour de la trêve, il y a plus d’un an. Après des heures de conversation dans le noir complet, je n’aurai pas la moindre idée d’à quoi ressemblent mes hôtes, famille d’un ami, jusqu’au matin.
« Quand penses-tu que le courant reviendra comme il était avant le siège, Abou Marwan ? » demande la mère au père. « J’estime en 2060, Oum Marwan » ; on ne peut voir le sourire résigné. « D’ici-là, on habitera tous sur la lune, » répond-t-elle. « Crois-tu qu’il y ait l’électricité sur la lune ? » « D’ici-là, la NASA aura sûrement trouvé ça. Ils travaillent dessus : je l’ai lu dans le journal. » La maison des voisins s’illumine : « Il faut vraiment qu’on repense à nous raccorder à eux, qu’on puisse leur passer l’électricité quand elle nous revient avant eux, et vice-versa,» murmure Oum Marwan.
Pas une maison des 11,000 intégralement détruites pendant la guerre n'a pu être reconstruite en plus d'un an, le Mécanisme de Reconstruction de Gaza (GRM) imposé par Israël à l’ONU et aux donateurs—et les langueurs des donateurs même à débourser l’argent promis à la conférence du Caire d’octobre 2014—obligent. A Shajaiyya, aux nombreux pâtés de maison disparus en intégralité, on vivra dans les décombres d’apocalypse des années durant—au rythme de 2015, 100 ans, selon une récente estimation d’Oxfam. En supposant que cela vaille la peine, soupirent les habitants, vu l’inévitabilité de nombreuses nouvelles guerres entretemps à ajouter aux trois en moins de six ans.
Ceci en dehors des « couacs » du système : quand une première livraison de ciment est enfin mise à disposition de l’ONU, l'argent des donateurs pour que les bénéficiaires puissent l'acheter ne l'est souvent pas; quand l'argent arrive, le ciment, avec sa durée de vie de trois mois, a pourri. Le GRM interdit de le revendre. Sans parler de mauvaises estimations du coût de reconstruction...
L’ « aise » de la famille de Marwan est très relative : personne n’a eu la guerre de 2014 facile. Comme presque tous les habitants de Shajaiyya, ils ont dû fuir sous la pluie d’obus qui a tué une centaine des 90,000 habitants entassés dans ses 6km2 jusque Tel al-Hawa, y restant un mois sans savoir jusqu’à leur retour si leur maison, nouvellement construite, était une des rares épargnées. L'oncle voisin a eu moins de chance: sa maison intégralement détruite, lui et les familles de ses frères ont du réemménager avec leurs parents et grandparents dans « la vieille maison, » à un étage, devenue trop exigüe pour les enfants une fois mariés. Trois, quatre, cinq familles doivent s'entasser de nouveau dans la maison qu'ils ont quittée en se mariant: dans le minuscule appartement, la scène familiale d'il y a dix ans est identique, à la seule différence des enfants grandis de 12 à 22 ans et pères de famille, les progrès réalisés depuis anéantis même pour les rares qui aient une maison familiale d’une taille respectable à laquelle retourner.
Dans le camp de réfugiés de Bureij, la maison du maire bombardée avoisine celle d'une autre famille connue en 2005. Eux, dont trois nouveaux enfants depuis ma dernière visite, avaient fui sous une autre pluie d'obus quelques heures plus tôt, après le gros des habitants, et des heures à s'arrêter à chaque coin de rue à attendre la moindre pause dans le bombardement. « Le seul du coin à ne pas partir a dit qu’il préférait ne pas répéter l’erreur de 1948, quand on a tous fui jusque ici : qu’il préférait encore mourir chez lui. Le jour suivant, un obus a tué sa femme et ses trois enfants. Lui seul reste en vie. Tu t’imagines la déprime à vie ? Le pauvre. »
Dans cette famille du Fatah, on blague sur le fait qu'une des nouvelles petites, R, espiègle comme si le mot avait été inventé pour elle, qui semble danser en permanence, commence demain à la maternelle du Hamas, faute d’alternative. Mais l'ennui est pesant: crise financière de l'UNRWA (Agence des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine) oblige, il n'y aura pas eu de Jeux d'Eté cette année, "la seule chose qui pouvait les occuper," dit sa mère, R. La rentrée même a été retardée d’une semaine, d’abord par le trou financier laissé par les donateurs impayeurs qui a menacé d’annulation pure et simple, puis par une grève des enseignants contre des classes comportant plus de 50 élèves. D'ici à Shajaiya, il n'y a pas grande différence sinon l'intensité de destruction alentour dans les décombres de laquelle vivoter.
Partout, il faut faire avec ce qu'on a. On ne rend pas une maison habitable avec du ciment seul, même maintenant qu'une première livrée en est finalement arrivée par l'Agence de Développement des Nations Unies (UNDP) via financement du Qatar, pour une quantité infime des propriétaires de maisons intégralement détruites, qui resteront tenus de démontrer leurs prouesses avant d'avoir accès à de quoi reconstruire plus haut qu'un rez-de-chaussée nu. Tous parient qu’il y aura une nouvelle guerre avant que la première maison détruite en 2014 ne soit habitable. De nombreux panneaux annonçant les projets de reconstruction financés par le Qatar datent de 2013, encore occupés à l'époque à reconstruire les ravages des deux guerres précédentes en quatre ans, guerres qui font maintenant figure de "blague" selon Raji Sourani, directeur de Centre palestinien pour les droits humains (PCHR).
Et puis il y a les portes. Israël refuserait de laisser entrer des pans de taille suffisante du seul bois qui ne gonfle pas à chaque pluie, les rendant inutilisables, au motif qu’ils serviraient à de nouveaux tunnels. Effectivement, la liste d'éléments à "double usage" dressée par COGAT, le "Coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires," inclut l'entrée suivante: "Les planches de bois d'1cm d'épaisseur et de 5cm de large," dont l'importation nécessite une licence spécifique.*
Au temps de l’occupation terrestre (1967-2005) les portes se sont dédoublées partout dans Gaza, permettre d’échapper aux soldats faisant irruption par la porte d’entrée. Maintenant, court la blague, « ils veulent tout voir : les drones, ça ne leur suffit pas. Ils n’auront même plus à faire exploser les portes la prochaine fois qu’ils veulent investir un immeuble : ce sera portes ouvertes tous les jours. » Abu Ahmad, chef du chantier qu’est le village frontalier de Khuzaa, champ de ruines absolu assiégé et bombardé dix jours durant, s’en plaint ainsi : « Reconstruire, je veux bien. Mais pour l’instant, reconstruire quoi : un demi-étage de béton nu ? Sans portes, sans plomberie, sans dalles ? Quant au courant… »
A Shajaiyya, plus encore qu'ailleurs, société d'enfants, la guerre en reste comme à son dernier jour, éternel. Dans les allées les plus détruites—dans les quartiers ou il reste des allées, le pâté de maisons entier n'ayant pas été oblitéré—, où même ces adultes à la carapace miraculeusement dure ne voudraient s'assoir tuer le temps, on se sent véritablement dans un rêve-cauchemar, où seuls resteraient des enfants, par douzaines, qui eux joueront partout. Sur la ligne de front, à la destruction quasi-totale sur 15 ans, on blague sur la bêtise du propriétaire d’un des seuls bâtiments à peu près épargné, nouvellement peint dans le béton environnant: "Il a pas pigé que c'est les mieux décorées qu'ils adorent viser? Autant faire une croix dessus tout de suite." Même A, enfant du quartier ayant déménagé dans le quartier de Tuffah voisin, ne distingue plus guère ce qui était son école élémentaire, quoi un bloc disparu qui était sur son chemin, quoi l’ancien terrain de foot, quoi le nouveau sur un bloc rasé. "Là, y'avait la ferme à poules. Toutes mortes. Ils ont du utiliser un missile Hellfire pour griller chaque poule individuellement. Ca fait cher de la poule! Ils en ont pas marre, les électeurs américains, de payer 1 million de dollars la brochette? On le leur dit, ça?"
*http://www.cogat.mod.gov.il/en/services/Documents/List%20of%20Dual%20Use%20Items%20Requiring%20a%20Transfer%20License.pdf