Wareef Hamado, petit blond à l’énergie débordante, originaire d’Alep qu’il a du fuir, est le patron et chef du nouveau restaurant à succès Syriana (« Notre Syrie ») à Gaza City. Coqueluche des médias, Hamado est devenu l’emblème des quelques dizaines de réfugiés syriens qui, fuyant la guerre civile, ont échoué dans la bande de Gaza. Ayant atteint l’Egypte sous le président déchu Mohamed Morsi en 2012 et 2013, ils ont préféré ramper par les tunnels pour Gaza que de risquer la mort en Méditerranée tenter de rejoindre l’Europe. Certains venaient y chercher le travail que l’Egypte niait aux réfugiés syriens—cela à Gaza assiégée, au taux de chômage le plus élevé du monde. Aucun ne songeait que les lourdes portes de Gaza se refermeraient sur eux, les enfermant depuis dans le même cauchemar qu’une société déjà à l’écrasante majorité réfugiée depuis 1948.
Suite du coup d’état de 2013 en Egypte, d’autres Syriens les ont suivi, préférant la sécurité toute relative de Gaza au racisme effréné envers les réfugiés syriens promu par le nouveau régime, la peur constante de l’agression—et celle, non moindre, d’une déportation arbitraire vers la Syrie qu’ils avaient du fuir. Tous ont trouvé, d’abord, les tunnels refermés après eux, détruits à leur écrasante majorité depuis l’arrivée au pouvoir du général Sisi. Toute sortie de Gaza leur est devenue aussi impossible que pour les 2 millions de gazaouïs, depuis juin 2013 à l’espoir plus infime que jamais d’en sortir de leur vivant. (En 2015, le point de passage de Rafah vers l’Egypte n’a été partiellement ouvert que 26 jours. En mai 2016, il rouvre deux jours après 85 jours suivis fermés, laissant sortir 433 le premier jour—sur une liste d’attente de 30,000. La fermeture est la plus longue depuis 2005.)
Quelques mois plus tard suivait la guerre de l’été 2014 : 51 jours de bombardement aériens, à l’image de celui pour fuir lequel ils avaient du quitter la Syrie. L’espace de deux mois, Gaza est (re)devenue Alep, cible de bombardements quotidiens pouvant frapper n’importe où à tout moment, et tout aussi dépourvue de défense anti-aérienne.
Hamado fait exception. Il a pu ouvrir un commerce, présenté son propre programme TV de cuisine quotidien lors du Ramadan (« Chef Wareef »). Il a épousé une journaliste gazaouïe l’ayant rencontré pour un entretien, suscitant une vague de portraits flatteurs. Mais il est las qu’on ne l’interroge que sur l’essor de la cuisine syrienne à Gaza : sa vocation première est d’user de sa célébrité pour extraire ses compatriotes de l’indifférence générale à leur égard. « On a fait un dîner gratuit pour l’Eid, pour les syriens de Gaza. Des familles syriennes n’ont pas eu l’argent pour venir à Gaza City. » (L’aller/retour coûte quelques 3 euros par personne.) « Ca fend le cœur. Personne, vraiment, ne peut s’occuper de 20 familles syriennes? Pas le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) (sans bureau à Gaza), pas Abou Mazen [Mahmoud Abbas, Président de l’Autorité Palestinienne], personne ? »
Six familles sur 25 qui avaient rejoint Gaza se sont vues accorder l’asile en Suède en mai 2015, via le HCR à Tel Aviv, seul capable de les exfiltrer en coordonnant avec Israël leur sortie vers la Jordanie. Pour les syriens, dans tous les cas, sauf, pour les jeunes, à se marier pour intégrer pleinement la société—et même dans ce cas-là—un seul besoin ressenti: repartir. Besoin plus impossible pour eux encore que pour le gazaouï ordinaire : eux n’ont plus même de passeport, depuis longtemps périmé, et non-renouvelable depuis Gaza.
Les besoins tragiques de ces syriens sont à l’image de ceux de la société gazaouïe : l’un a besoin d’une opération à l’œil non disponible à Gaza ; d’autres sont handicapés—non pas, comme tant d’autres, depuis la guerre de 2014 à Gaza, mais depuis celle qui les a fait fuir la Syrie. Une femme souffrant du cancer est décédée à l’hôpital Shifa à Gaza City, ses années de tentatives de sortir de Gaza obtenir les sons nécessaires ayant toutes échoué. Le syrien à Gaza n’a ni statut légal, ni assurance santé—malgré les subsides offertes par le Hamas par solidarité, mais qui ne peut se permettre de les privilégier aux gazaouïs.
Anas Abu Atiyeh, de la vieille ville de Damas, est de ceux qui se sont mariés, avec une gazaouïe. A la différence de 43% de la population de Gaza, lui au moins travaille : Wareef l’a embauché comme sous-chef. Malgré ses meilleurs efforts, deux jours avant son mariage, il peinait à avoir l’air à la fête. Personne de sa famille n’aura été à la noce : il a du quitter la Syrie seul. Ses études de psychologie à Damas, interrompues, devront attendre. Dans un après-guerre sans reconstruction, il n’a, pas plus que ses semblables gazaouïs, les moyens, ni le temps, de les reprendre.
« « Les Misérables », c’est nous! »
Echoué à Rafah sur la frontière avec l’Egypte, Abu al-Abed Attar est du quartier central d’Abbassiyya à Damas, licencié de philosophie, professeur reconverti dans le commerce pour survivre. Il lave à présent les sols d’un hôpital de Rafah : selon Wareef, il est un des trois seuls chefs de famille syriens ayant trouvé un emploi. « J’aurais pas trouvé ça, j’aurais plus rien à faire pour nourrir ma famille que d’aller dans la rue jouer de la guitare—si encore j’en trouvais une! » en rit-il.
Abu al-Abed n’a eu aucune nouvelle de sa famille en Syrie depuis trois ans. Il tenait bon à Damas jusqu’au 16 juillet 2012, quand sa maison a été détruite et sa voiture écrasée par des tirs de mortier. Le soir même, il traversait à la frontière avec la Jordanie avec sa femme et leur enfant de deux ans. Un second est né depuis, à Gaza, le premier réfugié syrien à y naître. Il avait deux mois lorsque la guerre de 2014 a éclaté et ses parents ont fui les bombardements sur Rafah-ville vers le camp de réfugiés voisin—encore un—de Shabbura, « supposé plus sûr » en rit Abu al-Abed à travers ses dents immenses dans un état lamentable, au rire irrésistible et permanent malgré sa situation.
Eux sont entrés à Gaza quelques jours après la chute de Morsi : « C’était très facile. On allait juste à la frontière et on demandait un billet de tunnel à n’importe qui là-bas. On a payé 300 shekels (75 dollars) par personne. Mais c’est comme l’avion : pas de réductions famille-nombreuse ! Maintenant, c’est 500 dollars. Mais c’était mieux que de noyer en Méditerranée.» Abu al-Abed paie 150 dollars (eau et électricité au compte-goutte non-comprises) deux petites chambres d’un immeuble inachevé aux glauques murs de béton nu usuels.
« Si Victor Hugo vivait encore, ce serait nous, ses Misérables! On est plus coincés que quiconque d’autre dans le monde entier! Pourquoi ne pas nous laisser sortir par Erez (le point de passage vers Israël) ? On n’est pas le problème d’Israël, nous! Tout ce qu’on veut, c’est sortir en transit: par le pont pour la Jordanie, par l’aéroport de Tel-Aviv, n’importe! » Son passeport syrien, à présent inutile, tient dans sa poche de sa chemise dans une pochette en plastique avec d’autres documents, à l’image de ceux qu’emportent les candidats à l’Europe sur leurs embarcations : il est depuis longtemps périmé. Le Hamas a accordé une aide aux réfugiés syriens les six premiers mois de leur présence à Gaza. Depuis : rien, ni aucun interlocuteur institutionnel capable de les sortir de là. « J’ai envoyé une demande à toutes les organisations internationales et locales. Rien : silence total. »
Il resterait une vingtaine de familles syriennes à Gaza, dans l’attente interminable. Contacté, le HCR à Tel Aviv ne peut donner de chiffre exact—ni les informer de ce qui leur permettrait de s’échapper de la petite prison qu’ils ont rejointes depuis « la grande prison » qu’est la Syrie pour eux. Seule consigne: « Nous continuons de recueillir des informations sur eux. » « Au moins les réfugiés palestiniens de Syrie qui sont venus ici [eux, quelques milliers] rentraient d’une certaine façon chez eux, dans leur propre pays, » soupire Wareef. Amusés par l’idée, ces palestiniens « rentrés au pays » soupirent tout autant de leur « chance » toute relative.